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Tensions sociales

Les lecteurs peuvent nous envoyer des créations contemporaines (textes courts, poèmes, photographies, vidéos, enregistrements sonores) inspirées d'existences contrariées. Ces créations doivent être libres de droits et se présenter sous forme de pièces-jointes adressées par email à notre adresse. Cependant, la revue se réserve la possiblité d'accepter ou de refuser les travaux qui lui parviendraient.

 

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Revenir sur terre

À Cosmos certains soirs de juin
il arrive que Princesse Stella
ait l'illusion d'être ailleurs
elle entend des chants d'oiseaux
des rires d'enfants
tout à l'air tranquille
le ciel est sans nuage
et puis quelque chose
vient remettre
la perspective à l'endroit :
les cris d'un alcoolo
une rixe
des mômes qui
se tirent la bourre
sur des scooters volés.

Vlam Chevodisky

 

 

Rudy, membre des SV

Tu vois Ray les types de l'autre côté des boulevards ils disent qu'on est des moins-que-rien des sauvages mais ils n'ont pas idée de ce que c'est de vivre à Cosmos, ces types ont des enfants qui suivent à l'école, une femme qui n'est pas folle d'angoisse, ils peuvent planifier tout, l'achat d'une maison d'une voiture et pourquoi pas d'un joli bateau alors ça leur donne une certaine assurance une certaine solidité mentale mais nous on sait jamais de quoi sera fait l'heure prochaine, peut-être qu'une grosse tuile supplémentaire va nous tomber sur le coin de la gueule, du style le chauffe-eau qui tombe en rade, sûr qu'on n'a pas les moyens d'avoir des jolies pensées bien structurées des jolis raisonnements bien carrés, moi je te le dis ça me rend dingue de vivre comme ça pendant que de l'autre côté des boulevards ils nous jugent et ils se la coulent douce, ouais je te le dis j'espère rien d'un monde comme ça, tu vois en définitive le seul moment ou je m'évade c'est au stade, là au moins j'ai l'impression d'appartenir à une famille je chante avec les Styled and Victorious et ça me fait quelque chose au plus profond de moi.

Daniel Labedan

 

Buzz et les pommes

J'ai faim. Il ne reste presque plus rien ici. À vrai dire, il n'y a jamais eu grand chose. Je sais que je pourrais me débrouiller pour remplir ce frigo, acheter un peu moins de shit ou choisir entre ça et les cédés, mais bon. La cuisine sombre est en face de moi. Il n'y a pas de lumière parce que le néon a grillé il y a presque un an et que je ne l'ai jamais changé. Pour ça il aurait fallu que j'aille dans un magasin après avoir décroché l'ancien et noté quelque part ses références. C'est pas cher un nouveau néon, je suis sûr que ça coûte moins cher qu'un paquet de cigarettes. Mais je ne l'ai pas fait. Je pourrais aller en acheter un au centre commercial Victory. En même temps j'achèterais des trucs pour remplir le frigo, mais franchement je n'ai pas envie de sortir pour ça. Il me reste deux pommes, et je sais que le bon sens voudrait que je règle leur compte à ces deux pommes. Pourtant  je reste là, sur mon canapé face à cette cuisine sombre. Sûr que j'ai faim, mais l'idée de croquer dans une pomme froide ça me transporte pas. Ce qu'il faudrait c'est que je les fasse cuire, que je fasse des pommes au four avec du sucre. Comme dit ma grand-mère, c'est très simple et c'est très bon. Il suffirait de retirer le cœur des deux pommes et de mettre un peu de sucre et un peu de beurre dedans puis de les passer cinq minutes au four. Oui, ça serait bien. En plus, je crois qu'il me reste un peu de beurre. C'est rare que les trois derniers ingrédients comestibles d'une cuisine vide et sombre puissent aussi favorablement s'accorder. C'est rare ça.

Thomas Vinau

 

Partir

Princesse Stella avait bien connu Cameron Perette
avant qu'elle n'habite une maison de vingt-six pièces
là-bas à Mont Olympe.
En ce temps-là Cameron était une fille rangée,
au collège elle était plutôt sérieuse
se classait souvent parmi les meilleures
dans les matières scientifiques.
À seize ans pour se payer des fringues
des escarpins et des trucs très glamour
elle avait commencé à poser pour des photographes,
puis à dix-huit ans elle partit loin de Central Cosmos,
signa d'abord un contrat avec les productions X-Way/DoubleDesire
et trois ans après passa chez Hardbull Divid Porn.
Aujourd'hui à trente-quatre ans elle roule en cabriolet Maserati,
s'est mariée à un directeur de chaîne câblée
et dit partout qu'elle doit sa réussite
à sa volonté d'échapper aux prédestinations.

Daniel Labedan

 

 

Le vocabulaire officiel

(…) Les cinq bandes des quartiers centraux ont tous le même fonctionnement basé sur la possession d‘un territoire, la cupidité, la domination, l‘appropriation de l‘espace collectif. Je vous ai fait un plan, mais j'imagine que chacun d'entre vous connaît à peu près le périmètre d'action des unes et des autres. (…) En général les membres de ces bandes n'ont pas suivi de scolarité ni de formation professionnelle et sont incapables d'exprimer leurs pensées de façon structurée. Ils compensent ce déficit par des comportements violents et délictueux, par des passages à l‘acte qui s‘apparentent à des rituels d‘appartenance. Nous avons arrêté pas mal de ces jeunes gars, nous connaissons leur pouvoir de nuisance. (…) La constitution et la pérennité des bandes obéit à deux exigences, primo la nécessité de développer une économie parallèle, et secundo le désir de recréer une microsociété basée sur une organisation simplifiée, quasi-animale, facile à comprendre et à enseigner. Une organisation sur le modèle des meutes de chiens errants. (…)

Extraits d'un exposé au Conseil Municipal par le Lieutenant Kazar Berov, Division Europa Police

 

 

Dépossession

Ici ça fait un bail
qu'on ne va plus
au théâtre au cinoche
à la bibliothèque Prévert
on regarde à la télé des matchs de foot
des émissions divertissantes des films commerciaux
des one-man shows,
oui ça fait longtemps
qu'on n'a pas lu un livre
à part les magazines qui parlent de célébrités
de mode de sexualité ou de tuning.
De temps en temps une association
craque un paquet d'eurodollars
dans l'organisation d'une soirée sous chapiteau
avec des vidéos internationales
de la poésie expérimentale
de la musique métissée
et parfois une table ronde
enfin bref ça nous fait une occasion
de croiser des nouvelles têtes
des représentants du peuple
des profs
des administrateurs culturels
des salariés friqués
des créatifs obsédés par la forme des choses
des gens sûrs d'eux
des gens qui n'ont rien à voir avec nous.

Vlam Chevodisky

 

 

Victory Stadium

Quand l'Europa FC joue au Victory Stadium, le virage gauche est occupé par les Hurricanes, les Cosmos Bandits, les E.R.C. (Europa Red Cavaleers), les E.M.C.B. (Europa MultiColored Bangers), les UltraRapides, et le virage droit est occupé par les Europanéos, les Faces, les Agressive Pamelas (groupe féminin), les SV (Styled & Victorious), les MPM ( Mobile Proud Makers), les ECB (Europa Cosmos Boys).

Vlam Chevodisky

 

Le commencement

En fait là
en y réfléchissant
je sais plus trop
qui a commencé
ah oui
c'est Buzz et Ray :
dans la nuit du 23 au 24 mars
ils ont volé un bulldozer Caterpillar D9
et ils l'ont balancé
sur le Pole Insertion
parce qu'on leur avait
sucré leurs indemnités-chômage.

Vlam Chevodisky

 

Eclairages urbains

À quatre heures du matin
les sirènes des véhicules anti-émeute
réveillent le quartier Cosmos,
Princesse Stella se lève
ouvre la baie
distingue des lueurs
là-bas vers le nord.
Deux détonations sourdes
font trembler les vitres
et ensuite plus rien,
juste le murmure
de la brise
et le bourdonnement lointain
d'un rotor.

Daniel Labedan

 

L'autre vie de Princesse Stella

Les jeudis et les dimanches soirs Princesse Stella laisse Rudy se débrouiller tout seul et s'en va soigner sa mère qui perd la mémoire ainsi que l'usage des mots et des choses. Sur cet enregistrement, il est minuit : la mère s'est réveillée et déambule. Princesse Stella essaie de la remettre au lit.

Ninoshka D.

 

L'adjoint au chef de projet

En 1958 un investisseur institutionnel lié à l'Etat demanda au cabinet Nelson d'édifier une ville. Nelson et ses collaborateurs élaborèrent un projet architectural aux lignes pures bâti avec des matériaux simples et peu coûteux, projet qui tournait le dos aux règles communes de l'urbanisme et intégrait les nouveaux usages du transport et du commerce. Dix-neuf techniciens et fonctionnaires réunis en conseil étudièrent brièvement les plans et les budgets, puis donnèrent leur feu vert. Un chef de cabinet décida que la future cité se nommerait Europa, et un élu de haut rang vint au milieu des champs en sceller la première pierre.

Nous étions persuadés d'être sur la bonne voie, de progresser à la fois dans la conception, la méthode et l'organisation spatiale. Nous nous préoccupions avant tout du bien-être futur de nos concitoyens, mais je crois que notre tort fut justement de nous projeter trop dans le futur. Il faut bien comprendre que nous étions tous traumatisés par la révélation des atrocités commises durant la seconde guerre mondiale, et que dans la mesure du possible nous espérions trouver notre salut dans l'invention d'un monde nouveau. Nous souhaitions faire table rase, et c'est ce que nous avons fait, d'une façon stupide et trop radicale, je m'en rends bien compte aujourd'hui. Je me souviens que Nelson, le chef du projet Europa, était un ancien résistant. Il avait une très grande culture qui dépassait largement le cadre de l'architecture. C'était un type bien. Mais peut-être était-il trop théorique ? Vous savez, nous étions tous très théoriques en ce temps-là, c'est l'époque qui voulait ça sans doute. Car, si la guerre était finie, les tensions entre les deux blocs perduraient et les politiciens souhaitaient occuper leur territoire idéologique. Ces gars-là nous obligeaient à prendre parti. Il fallait choisir son camp pour remporter la mise, même si en architecture les choses auraient pu être plus subtiles. Mais tout ça est loin. Je suis très triste de voir ce qu'il advient de nos rêves. Un beau gâchis. Enfin, beau, façon de parler. Jamais je n'aurais pensé qu'Europa deviendrait ça.

Vlam Chevodisky

 

Conquête spatiale

Le vent s'est levé, soulève des sacs plastiques des vieux journaux des nuages de poussière blanche et déporte parfois la toyota vers l'accotement, Princesse Stella roule vers le centre commercial Victory elle a branché l'autoradio sur une station d'information continue, elle écoute un type dire qu'il y a un accroissement catastrophique des inégalités et une explosion du nombre de gens au bout du rouleau, ouais se dit Princesse Stella c'est sûr on est plutôt dans la panade, puis elle repense à un graffiti qu'elle a lu dans un coin du Central Cosmos, ça disait pendant que ce pays meurt de nostalgie je construis mon propre modèle de soucoupe-volante.

Vlam Chevodisky

 


Rudy, une classe folle

C'était facile de prendre
Rudy pour un crétin,
sûr qu'avec
ses mauvaises manières
sa tête de hooligan
ses cravates à tête de mort
et ses costumes rouges
il ne ressemblait pas
à un étudiant de Yale,
mais ça n'empêchait pas
qu'il avait de la cervelle :
à preuve il avait lu
Hellfire de Nick Tosches,
connaissait la discographie de John Cale,
et récitait des poèmes où Carver
certifiait que la déveine
ne durait pas toujours.

Vlam Chevodisky

 

California State University

Je me souviens d'un tract à l'université.
C'était écrit :
Ezra Pound est la SEULE morale de l'écriture. 
Et Lyndon Johnson est une vraie potiche.

J'étais deux personnes à cette époque-là.
Comme une cicatrice au milieu du front.
Deux filles se tenant comme ça :
à des années lumières l'une de l'autre.

J.M. Flahaut, 2006
in Nouvelles du front de la fièvre,
Portraits fragmentés d'une jeunesse américaine

 

Oublier la mission initiale

Le 19 mars 1991 à minuit quarante-cinq comme en attestent les images tremblantes filmées par un amateur depuis son balcon quinze patrouilleurs font sortir de sa Hyundai blanche un jeune homme de vingt cinq ans accusé d'excès de vitesse et de délit de fuite père de deux enfants le font s'allonger sur la route puis après une conversation inaudible les choses prennent un mauvais tour et les policiers encerclent le jeune homme le frappent avec la crosse de leur fusil à pompe avec des matraques et des Taser à décharges électriques paralysantes devant de nombreux témoins dont monsieur Elois Camp professeur à la retraite que l'on entend distinctement crier non non ne le tuez pas.

Daniel Labedan

Compression

Du haut de la tour 3
Rudy sent le speed
qui monte
considère Europa
de façon panoramique
voit en ce jour de mai
les hangars pillés
les voitures incendiées
devine les marques de craie
tracées par les techniciens
de la médecine légale
c'est le foutoir
la guerre est déclarée pense Rudy
et je vais m'y mettre
sûr cette nuit
les choses sérieuses
se passeront au centre commercial Victory
et j'y serai.

Vlam Chevodisky

 

Veste à trous

Il porte une veste à trous de chez Wasteland
et ses cheveux,
et ses cheveux longs et noirs sont
ébouriffés
comme
sa barbe et d'après les enquêtes de l'Institut
des Etudes Gouvernementales de Berkeley
ils seraient
comme lui
des dizaines et des dizaines de milliers
à se battre contre le contrôle de l'esprit humain
en gesticulant
dans tous
les sens comme les éoliennes de Vollis Simpson là-bas
en Caroline du Nord.

Jean-Marc Flahaut

 

Derrière les codes chiffrés

401 accident 402A incendie volontaire 404 problème inconnu 405Z tentative de suicide 407 cambriolage 409 conducteur ivre 411 voiture volée 413 individu avec arme à feu 415 agression armée 417 trouble familial 418 personne disparue 419 cadavre 419A noyé(e) 420 homicide 420A meurtre 421A individu mentalement déséquilibré 424 émeute 425A individu suspect 426 viol 427 kidnapping 428 violences sur enfant 429 exhibitionniste 441 vandalisme 445 alerte à la bombe 494 hors patrouille.

Codes actuellement utilisés par la police de Las Vegas

 

Anna à Europa

Je pleure sans fin à Europa
si je pouvais j'irais vivre
ailleurs loin
à Montréal à Sidney au Cap
ici ça devient trop raide
les résidents sont devenus des barbares
des bêtes sauvages
non pire
des cannibales peut-être
je crois qu'ils sont habités
par une sorte de folie
américaine
les résidents n'ont plus que
des désirs tranchants
du genre
je veux cette télé tout de suite
cette voiture tout de suite
cette femme tout de suite
puis après ça
les choses ne vont pas mieux
au contraire
certains se sentent
trop sales
et finissent par monter
à vitesse grand v
au sommet de la tour 3
pour se jeter dans le vide
oui c'est comme ça
que Wallace mon fiancé est décédé.

Vlam Chevodisky

 

Ce que Vanessa a écrit hier au soir

Je cherche dans l'ordinateur
ce qu'a bien pu écrire Vanessa hier soir
mais pas moyen de le retrouver
en cherchant par dates de dernière modification
je me rend compte qu'on est le quatre avril
et que c'est l'anniversaire de mon père
ma mère doit certainement bien déguster
peut-être est-elle déjà morte
aucun moyen de le savoir.

Christophe Siébert

 

Une destination inconnue

Nettie a la tête
comme une passoire
je lui ai répété souvent
mais je ne peux plus
blaguer avec ça
Nettie souffre
d'amnésie partielle
alors pour apaiser ses craintes
je fais semblant d'oublier aussi
et nous réapprenons
à circuler
dans des espaces
hostiles.

Nicole Dellatana

 

Petit miroir

Sur l'autoroute au niveau de l'échangeur sud il y a les pompiers les secours d'urgence la police et des voitures gravement endommagées, Rudy est bloqué dans le bouchon produit par le carambolage, à la radio ça parle d'un double infanticide d'un marché perdu par Alstom du championnat de première division, Rudy va être en retard au boulot son chef d'atelier va encore lui tomber dessus et dire que ça peut pas durer qu'il faut partir plus tôt pour être à l'heure ou sinon ça sera la porte, dans la Toyota qui est juste devant une femme se regarde dans un petit miroir et met du désordre dans ses cheveux.

Daniel Labedan

 

Ben fais attention

Un soir de novembre
un couple règle des comptes
sur le trottoir de la rue Molotov
à la hauteur de l'oisellerie
et pendant que derrière une vitrine sale
s'ennuient des canaris
la femme s'époumone
dans le lit du vent froid :
mais Ben, pourquoi es-tu si dur avec moi ?
est-ce que je suis si mauvaise, en définitive ?
est-ce que je n'ai pas toujours été là quand tu as eu besoin de moi ?
est-ce que je n'ai pas fait tout ce que tu as voulu ?
je me suis exhibée sur les aires d'autoroutes
je me suis laissée attacher dans des caves glacées
je t'ai accompagné dans les clubs échangistes
où tu m'as offerte à des inconnus.
Oui Ben je t'ai donné
des tas de preuves d'amour,
alors ne me traite plus comme ça
sinon je crois que je te tuerai.

Vlam Chevodisky

 

Un père, un revolver

Ianthe Brautigan
quand elle écrit
ne pense plus au suicide
mais à son père
certains diront que c'est
un peu la même
chose et ils auront
raison oui
& non

Jean-Marc Flahaut

Container de quarante pieds

À dix heures et des poussières nous avons reçu un appel téléphonique des services de police. Ils voulaient qu'on aille à Europa prendre du fret. On a demandé de quel cubage ils avaient besoin au juste et en quoi consistait le fret. La personne au bout du fil a expliqué qu'il s'agissait d'un container long de quarante pieds et d'une contenance de soixante mètres cubes plein d'électroménager et d'appareils numériques fabriqués en Corée du Sud. Le container appartenait à la compagnie Alcotrans SAS. Il avait été volé au terminal dans la nuit et on l'avait retrouvé éventré sur le parking sud du centre commercial Victory. Dany et moi-même on a pris le semi Ford muni d'une grue et arrivés sur place on a vu les policiers laissés en faction qui baignaient dans leur sang et on a vu des tas d'individus qui se servaient dans le container. Dany a dit putain c'est dingue tirons-nous de là vite fait et on s'est tirés, y avait rien de mieux à faire à ce moment-là.

Vlam Chevodisky

Danser sur les Stooges

Stella est une pin-up
bien balancée
elle loue un appart avec vue sur mer
un truc chouette avec la clim et des stores électriques
Elle bosse pour Air Lingus
cherche à se marier
avec un type friqué
pour se la couler douce
et faire un ou deux gosses
Pour ça elle va au Central Cosmos,
danse sur les Stooges et le Velvet,
se fait payer des martinis
par des hommes qui lui racontent des bobards,
et une fois ivre
trouve n'importe quel plouc habillé chez Prada
aussi sexy que Steve Mac Queen.

Vlam Chevodisky

 


Iggy Pop & The Stooges, Little Doll

 

Désirer le silence et la paix

Jazz s'enfonce
dans un coin de la pièce
cherche à se cacher
mais rien n'y fait
Rudy continue
et Jazz pleure
je ne supporte pas
qu'elle pleure
je veux la défendre
alors Rudy change de cible
toi ferme-la
et tire-toi
c'est pas tes oignons qu'il me dit
mais comme je ne pars pas
il commence à m'insulter
à me traiter
de raté de pauvre type
alors je prends la chaise
et je lui tape sur le crâne avec
pour qu'il se taise
et qu'on ait la paix.

Borecek & Labedan

 

Défaite de Chelsea à domicile

Anita pose son café
sur la télévision,
les enfants dorment
le lave-vaisselle tourne
Rudy dans le sofa
regarde un film
des productions Malpaso.
Faut que je te parle dit Anita.
Plus tard bébé il répond.
Non pas plus tard elle dit,
tout de suite je veux
que tu m'écoutes :
voilà Rudy ça peut plus durer
je pars demain
ne me regarde pas comme ça
il faut te faire à l'idée.
Dommage
sûrement que c'était un bon film
soupire Rudy,
et tu pars pour quelqu'un bébé ?
Non elle dit,
c'est juste que
j'en ai vraiment assez
de toi
de ton boulot
de tes amis supporters de Chelsea
et puis
pendant que j'y suis
ne m'appelle plus bébé
c'est ridicule.

Borecek &Labedan


Témoignage de Virginia Coolpax

1 La dernière fois que je me suis engueulée avec Niky il était rentré énervé de son travail et tandis que je lui préparais un steack-frites il m'a dit des méchancetés. Il a fait une remarque parce que pour finir la bouteille de Black Cauldron je m'étais servie un verre plein jusqu'à ras-bord, il m'a dit j'en ai marre que tu serves des verres trop pleins, bon sang t'as pas encore pigé qu'en les déplaçant on en renverse partout et que ça fait des taches sur les bois non vernis ? Alors je lui ai dit oh Niky tu dépasses les bornes va te faire voir et je suis allée me coucher en lui laissant le soin de faire cuire son steack et de surveiller les frites (il a horreur de surveiller les frites, il a peur que la friteuse lui explose à la figure : ce type est flippé).

2 Depuis quelques jours Niky Macvery se sent mieux car les choses ont retrouvé leurs places dans l'appartement, ah oui cela lui procure un plaisir immense, même si pour en arriver là il a dû virer sa fiancée Virginia Coolpax. Elle laissait tout traîner, paquets entamés de Tuc et de Curly , vaisselle sale, vêtements, sous-vêtements, livres, produits de maquillage, crèmes de beauté, etc. Mon pauvre Niky, lui avait-elle dit le jour de son départ, t'es quand même vachement secoué. Complètement maniaco. Je crois bien que tu vas finir chez les dingues et que là-bas les cachets ne suffiront pas à te remettre les yeux en face des trous. Tu es vulgaire et idiote, avait-il répondu, je me demande comment je me suis laissé séduire par une souillon de ton espèce. Désormais seul chez lui, Niky Macvery se meut de façon fluide et éprouve parfois l'impression d'exécuter une danse dont il aurait astucieusement pensé la chorégraphie, en particulier lorsqu'il se prépare un plateau-télé ou qu'il époussette sa collection d'automobiles miniatures.

Vlam Chevodisky

Samedi

Pierre regarde maman et lui parle
il lui dit j'ai faim
moi je regarde Pierre regarder maman
maman dort
son verre est vide
elle a les yeux fermés et elle est assise sur le canapé
sa bouche est ouverte et sa tête penche sur le côté
Pierre a six ans
merde
elle fait chier
je me lève
tu veux manger des pâtes Pierre ?
oui
je vais à la cuisine
je fais chauffer de l'eau
en attendant je regarde maman
plus tard
maman essaie de se lever du canapé
elle glisse et tombe en avant sur les genoux
elle rit et moi aussi
je suis raide je crois elle dit
ouais je réponds
t'as mangé ? elle demande
ouais je réponds
j'ai mangé des pâtes avec Pierre
où il est là ?
il dort et moi aussi je vais aller me coucher
il est quelle heure ?
il est une heure
j'ai faim
je vais me coucher bonne nuit maman
bonne nuit
je vais directement au lit sans me laver les dents ni rien
pendant que je m'endors j'entends du vacarme à la cuisine
maman essaie de se faire à manger
peut-être je devrais l'aider
au lieu de ça j'espère qu'elle va se planter accidentellement
un couteau dans le ventre.

Christophe Siébert

 

Natty dreads

J'ai toujours été attirée
par des hommes qui
se fichaient de moi
abusaient de moi,
oui des chagrins
j'en ai eu mon compte,
mes fournisseurs s'appelaient
Eddy, Rubber, Juke,
Walker-sans-vertige,
Terron le soul boy ,
Cudjoe, Bowra,
plus un tas d'autres bons-à-rien
qui passaient leur temps
à se rouler des spliffs
à jouer aux dominos
à boire des Stout Dragon
à courir les dancefloors
d'Albion jusqu'à Mount Salem,
et plus ils me méprisaient
me traitaient mal
et plus je me sentais en devoir
d'être affectueuse serviable empressée,
maintenant je devrais avoir compris
mais non rien n'y fait,
les années passent
et je continue à parier
sur des tocards
et des chiens perdus.

Madame Nonny Devina, Gordon Hall, Jamaïque

 

Alberta

Au Cosmos
le dj passe Bo Chatman
et Leadbelly.
Je bois à leur santé,
un verre pour Bo,
un verre pour Leadbelly
et puis je recommence,
un verre pour Bo, etc.
Au bout d'un moment
j'en viens à penser à mon père
qui m'avait cogné
un jour que j'écoutais the bourgeois blues .
Joue pas cette musique-là sous mon toit,
qu'il m'avait dit,
tu vas creuser ta tombe avec ces négros,
qu'il m'avait dit aussi,
et puis il est mort noyé
emporté par une crue du fleuve
et ma mère a dit
bon débarras.

Vlam Chevodisky


Panorama

Ah c'est moche
ah c'est dur
ah ça pue, dit Ray
c'est vraiment terrible
les mecs qui font ça
sont des pourris
ouais
ça devient irrespirable, ajoute Ray
pour se poser un peu
et penser à autre chose
il n'y a plus beaucoup d'espace
juste un coin
grand comme un timbre-poste
avec un banc
et un arbre malade
dans une rue qui porte un nom de bataille.

Vlam Chevodisky

Steve Keene, Cobra, ha ha.

ça se passe en hiver il y a longtemps
il neige mais il ne fait pas froid
Steve Keene & moi
nous avons un accident
mais Steve Keene n'est pas blessé
et moi non plus je ne suis pas blessé
laissons tout ça ici
dit Steve
quelqu'un viendra bien ramasser
je lui dis que je ne comprends rien à son rêve
c'est normal
dit Cobra
ce n'était pas Steve Keene
il n'y a jamais eu d'accident.

Jean-Marc Flahaut

 

Prendre l'air

Rudy se dit que ça lui ferait du bien
de prendre l'air
c'est sûr ça le changerait
des bars des clubs des peep-shows
et des antennes locales pour l'emploi
alors il prend la bagnole
descend sur la Costa del Sol
va sur la plage
retire ses mocassins
tombe la veste
retrousse le bas du pantalon stylé
enlève sa fausse Rolex
coupe le portable,
trempe un peu ses pieds dans l'eau,
pense à des trucs légers,
à ce qu'il ferait s'il avait cent millions d'eurodollars,
aux femmes qu'il pourrait baiser avec tout ce fric,
au palais qu'il pourrait se payer
au yacht de cinquante mètres
avec jacuzzi et écran géant
sur lequel il pourrait naviguer en été,
enfin bon Rudy rêve un moment,
puis construit un château de sable
et pour faire joli incruste dans
les murailles molles
des crabes morts
des bouts de bois secs
et quand il a fini
dit aux enfants qui jouent autour :
oh les mioches
le premier qui pourrit ce truc
je le retrouve
je l'envoie aux urgences
en pièces détachées,
mais à peine dans sa voiture
le voilà qui regrette,
je suis qu'un sale con,
pourquoi que j'ai fait peur à ces mômes ?
pourquoi que je dis jamais ce qu'il faut
quand il faut ?

Vlam Chevodisky


Tellement noué

Lorsqu'elle perdit tout à fait conscience, on me dit que je pouvais continuer à lui parler de choses et d'autres, puisque son coma ne l'empêchait pas de percevoir les voix et les bruits. Je fis un tentative peu de temps avant son décès, alors que j'étais seul dans la chambre avec elle. Je me penchai à son oreille pour lui fredonner une chanson que nous aimions chanter ensemble dans la voiture. Mais j'étais tellement noué qu'aucun son ne réussit à sortir de ma bouche.
Cinq jours plus tard, après que la nuit fut tombée j'allai disperser ses cendres. C'était un moment idéal, un soir de septembre destiné à entrer dans la mémoire des rêveurs et des amants. La mer était belle, très calme, des étoiles brillaient partout dans le ciel. Des milliers de lampions colorés éclairaient les navires de croisière amarrés le long de la Grande Digue du Large. Un nuage clair se dessina dans l'eau lorsque j'y versai le contenu de l'urne, un peu comme lorsqu'on ajoute deux ou trois gouttes de lait dans une tasse de thé.

Daniel Labedan

Central Cosmos

Je reviens en marchant du Central Cosmos. L'air est immobile. On étouffe, cette nuit. Partout les fenêtres des appartements sont ouvertes. Un nouveau-né pleure quelque part par-là. Y a pas idée de faire un gosse par les temps qui courent, que je me dis. Mais à peine j'ai pensé ça que je me sens nul. Je suis vraiment trop négatif. Pourtant je le jure, j'aimerais beaucoup croire en l'avenir et en l'homme. Mais j'y arrive pas, et ça me gâche la vie.

Vlam Chevodisky

 

J'aime bien

J'aime bien te regarder t'habiller
j'aime bien te regarder te déshabiller
d'une manière générale
j'aime bien te regarder vivre
j'aime bien quand tu es juste en pantalon
et seins nus
et que tu fais tes trucs sans te soucier de moi
je crois que c'est là
que tu es la plus bandante.

Christophe Siébert

 

L'escalier extérieur

En 2001 je cherchais un appartement à louer mais j'avais du mal à trouver. Les loyers avaient beaucoup augmentés. Après la fermeture des chantiers la ville changeait, beaucoup de gens aisés venus du nord arrivaient et achetaient des appartements ou des villas dans les hauteurs. J'ai visité beaucoup de trucs mais c'était soit complètement pourri, soit dans des lieux très bruyants ou dangereux. En définitive la société Europaflat m'a proposé un T2 dans une cité et je l'ai pris. Pas loin il y a un supermarché, un groupe scolaire, un magasin qui prend les paris, vend du tabac et des revues pornos. La cité en elle-même est composée de quatre bâtiments à deux étages et de petites villas en préfabriqué. L'ensemble est entouré d'un espace vert.
J'habite le bâtiment K juste à coté d'un terrain vague ou s'élevait avant un hangar destiné aux soudeurs des chantiers . Mon appartement est au premier étage. C'est l'appartement K1.
L'appartement au-dessous du mien est occupé par un retraité en mauvaise santé. Celui du dessus par un couple avec un enfant : l'homme est petit, nerveux, la femme paraît toujours pressée et triste, leur gosse pleure pour un rien et semble avoir peur de tout. Pour sortir et rentrer chez eux ils doivent passer devant ma terrasse en empruntant un escalier extérieur qui dessert à la fois mon appartement et le leur. Lorsqu'on se croise nos conversations s'arrêtent à bonjour-bonsoir. À ma droite il y a une femme qui bosse comme caissière au supermarché, à ma gauche une femme au chômage qui élève seule ses deux garçons de cinq et sept ans.
La plupart des gens ici sont tristes, sombres, inaptes au bonheur. Je sens que je deviens comme eux. Mon énergie et ma curiosité se désintègrent. J'en ai marre des mômes qui déconnent à plein tube, de la voisine du dessus qui engueule son mari et tabasse son fils. J'en ai marre des pneus crevés, du réservoir vidé, des vols, des agressions, de tout le reste. Je commence à me méfier de tout le monde. Je deviens parano. Les emmerdements me rendent fou. Il n'y a que la caissière du supermarché pour me faire rêver un peu .

Alain Borecek

 

 

Crédits photos : Jose Ivey & Urbanvoyeur (Revenir sur terre, Le vocabulaire officiel, Dépossession, Eclairages urbains, Compression, Anna à Europa) / Labedan (Conquête spatiale, Désirer le silence et la paix, Ben fais attention, Défaite de Chelsea, Alberta) / Williams Camou (Prendre l'air).

 

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