Molly

il cherche en vain une façon
de lui dire qu'il aimerait sortir avec elle
passe toujours à sa caisse
même si la queue est moins longue ailleurs
il sait qu'elle s'appelle Molly
c'est marqué sur son badge
parfois la nuit il se voit faire des trucs
avec elle
Molly doit aimer le sexe
enfin c'est comme ça
qu'il se l'imagine
avant de la remarquer
il n'allait au supermarché Rainbow
qu'une fois par mois
maintenant
il y va presque tous les jours
n'arrive pas à
retrouver son équilibre
cette fille l'obsède

Vlam Chevodisky


Le monde flou

Il faudrait une serpillière
immense
pour éponger tout ce brouillard
Les gens d'ici
sont comme des choucas
posés sur des poteaux de clôture

Thomas Vinau



Philistine f sixteen, temto

Au bord du fleuve

ce matin un vieux a péché un poisson
et nous l’a montré
fièrement
valentin était ravi
et le poisson
saignait de l’œil
j’ai félicité le vieux et
on s’est remis en route
pour l’école

Christophe Siébert


Dans la lumière

il avance lentement sur l’herbe gelée
une fine pellicule de glace
craque à chacun de ses pas
la lumière est tranchante
une buée épaisse sort de sa bouche
au bout du champ il y a la colline
et derrière la colline, d’autres champs
il marche longtemps
ici des mots comme
rembourser ou pardonner
ne veulent rien dire

Thomas Vinau

 


Anesthésie

on sent déjà poindre
aux couleurs fauves des arbres enflammés
le déclin de tout
la drôle de guerre
ce bruit trainant de feuilles mortes
roulées par le vent
le ciel gris qui mouille l’âme
un coup le froid
un coup le doux
on tourne en rond des idées molles
qu’on a devant un feu de bois
mélancolie de cheminée
la fumée s’élève
dans le soir bleu
une fenêtre allumée
à peine le temps de voir
qui vivait là

Patrick Palaquer


Martin, enfant

Tout petit il faisait des trucs
qui nous paraissaient vraiment étranges
nous l’avons fait suivre par un pédopsychiatre
mais ça n’y a rien changé
Quand on entrait dans sa chambre
une androïde avec des seins en latex disait
bingo ! vous y êtes !
ce truc me fichait les nerfs en pelote
bingo ! vous y êtes !
oh bon sang
Je vous l'assure
j'aurais mille fois préféré
que Martin soit pilote de la nascar
pompier ou informaticien chez acc
enfin un type compréhensible par tout un chacun

Daniel Labedan



Breakfast in love

les poèmes
qui commencent par un petit
déjeuner avec
elle sur la Sixième
Avenue
ont souvent
tendance
à se prendre
pour le
centre du monde
vers
le milieu de l’après-midi

Jean Marc Flahaut

 

Lundi

au magasin Naturalia
les clients ont tous l’air malade
un peu jaune de peau
comme le poulet fermier label bio
ils sont plus maigres que dans la vie
plus silencieux
on dirait qu’ils font les commissions pour une secte
moi j’achète de la bière
il y a trop la queue au Franprix
c’est lundi
et je n’ai plus de bière
alors je vais chez Naturalia
c’est 2 fois plus cher
tout coûte 2 fois plus cher
j’ai pas assez pour faire une carte bleue
je vais chercher un chorizo bio
du chocolat noir 85% cacao
et des noix de Grenoble
les caissières prennent leur temps
elles sont jolies
mais beaucoup moins rapides qu’au Franprix

Patrick Palaquer


 

Le mitigeur Jim Douglas Morrison

De toutes les photos que j’ai prises ce jour-là
c’est celle-ci que je préfère
on voit Martin debout
les bras tendus vers le plafond de la salle de bains
elle dit bien ce qu’était ce jour là
et ce jour là justement
dans le rayon sanitaire
l’atmosphère était plutôt grave
solennelle même
cependant rien de commun avec un cimetière
même un cimetière français
d’après Martin la tombe du poète se trouvait là
au milieu des articles de douche
comme un gisant chromé dernier cri

Nous avons acheté le drôle de mitigeur
et une fois installé à la maison
au lieu de balancer
un peu d’eau chaude
ou un peu d’eau froide
il s’est mis à faire couler une chanson des Doors
puis une autre
et encore une autre
on ne pouvait plus l’arrêter

Visez moi un peu ce mitigeur !
a fait Martin
en levant les bras vers le plafond de la salle de bains
il est en train de nous remplir toute la baignoire avec L.A Woman

La photo est floue
mais ça reste ma préférée


Jean Marc Flahaut


 

La mauvaise voie

sur la photo dans le journal
on dirait vraiment que bobby est un jeune homme bien élevé et sage
d'ailleurs c'est ce qu'il est jusqu'à ce jour-là
un jeune gars comme les autres avec
une chambre équipée d'une PS2
et une très forte envie de réussir
mais tout le monde est contre lui
sa petite amie décide de le plaquer
pour sortir avec un garçon plus rassurant
son manager le vire
rien de plus normal en définitive
quand on démarre dans la vie
il ne faut pas s'attendre à ce que les gens en place
vous facilitent l'accès au firmament
mais bobby l'ignore
il oublie ce qui est normal ou pas
et écrit dans une lettre je veux partir avec style
ensuite tout est sur les vidéos de surveillance
depuis le moment ou il entre armé
dans la galerie commerciale
jusqu'à la fin.

Vlam Chevodisky

 


Un samedi

toutes les vendeuses en ont assez
wanda dit
je suis complètement claquée
une fois chez moi je vais me plonger
dans un bain bleu plein de mousse
me caresser avec un sex-toy en rêvant à George Clooney
pourtant
continue wanda
j'ai vu des photos de Clooney quand il avait vingt ans
il était loin d'être le type le plus sexy du monde
enfin bon ça n'était quand même pas un pou
il était juste normal
c'est tout

Daniel Labedan

 

 

Test comparatif

ll paraît que je suis libre
que je suis plus libre que
disons
une mère célibataire qui vit avec son enfant
qui a des tas d’ennuis liés à sa famille
liés à son passé
mon cul
conneries
quoi
elle
elle ne peut pas abandonner son gosse pour partir en vacances
c’est vrai
c’est vrai
et moi
ET MOI BORDEL
tu crois que je peux faire machine arrière
tu crois que je peux dire :
AH NON FINALEMENT JE NE VEUX PAS ETRE RMISTE SANS AVENIR
ET SANS AUCUNE POSSIBILITE D’AVOIR MON PROPRE APPARTEMENT
maintenant
je veux être prof de lettre
je veux avoir fait des études
tu crois que je suis libre moi
MERDE
on a vingt ans
on fait des choix
on renonce au fric et aux responsabilités et au confort
on renonce à des trucs et on en prend d’autres
on fait des choix à vingt ans
un peu avant
un peu après

Christophe Siébert

 

Willy the sickly

ce type là
avait une tête
à se trimballer le fish-syndrom
dans les quatre coins de la planète
il regardait par la fenêtre
et hop il disparaissait
ne laissant dans la chambre d'hôtel
qu'un vieux parfum de mégot
et de larme

Thomas Vinau

 

Une accalmie

le feu brûle tranquillement
elle prend son bain
le chien dort
la pluie sur la nuit
calme l’état d’urgence
bien sur il y aurait des choses
à améliorer
mais eddy est un homme mûr
il n'a plus beaucoup d'exigences

Thomas Vinau

 

Un projet

Neil Adams Jr.
d’Astoria
Oregon
avait l’air idiot et
l’air intelligent
dans le même temps
il passait ses journées
affalé dans un fauteuil
à écouter toutes sortes de groupes
avec des noms à rallonge
quand on lui demandait
ce qu’il avait envie
de faire plus tard
il répondait
« je veux être comme ce type
là bas. »
et il y avait toujours
un vieux barbu
pour lui faire signe
à l’autre bout de la marina

Jean Marc Flahaut

 

Eugénie Thermidor

elle travaille pour une société spécialisée dans la propreté industrielle
équipée d'une sorte de grande poubelle à roulettes et des ustensiles habituels
elle commence le travail à trois heures du matin
bien des choses paraissent étranges à trois heures du matin dans une galerie commerciale
les mannequins dans les vitrines font un peu peur
il y a des courants d'airs des frottements des claquements
des petits animaux qui grattent derrière les cloisons doublées
et entre tout ça un silence de mort des ombres mouvantes des reflets lunaires

un vigile roux passe parfois avec son chien
histoire de parler un peu du temps et des évènements marquants
mais elle ne cherche pas à le retenir
elle n'a pas le temps de parler et puis elle n’aime pas se retrouver seule
au milieu de la nuit avec un homme qu’elle ne connaît pas

en définitive elle préfère ne pas être dérangée
pour que son travail avance plus vite
elle fredonne des quadrilles de la société Borde National
des chants de Madame Nerval
des contredanses du Commandeur Laguerre
entendues il y a des années à Jacmel
au temps léger des bains dans les ruisseaux
des courses après les poules noires
mais tout ça est loin
dans une autre vie parsemée
de malheurs de privations et d’oiseaux multicolores

Daniel Labedan



Erzulie, chant interprété par Eugénie Thermidor et enregistré le 22 février 1997 à Jacmel, Haïti.
Buda Records n°92680-2. Paroles : Erzulie Dantor prête-moi la petite poule noire / il me faut pratiquer la magie / ton savoir est immense ...


Délaissés

il est tourné sur le côté
il est bien quand il est comme ça
il faudrait qu’il ne se réveille jamais
ce matin je lui ai mis une claque
et il a pleuré
j’en peux plus
je le supporte plus
il ne m’aime pas je crois
je crois qu’il ne m’aime pas
quand il me regarde je le sens
dans son regard
de l’indifférence
du mépris
rien d’autre
pas d’amour
aucun amour
dors
dors bien mon ange
puisque je ne te supporte plus
et puisque tu ne m’aimes pas
on va se laisser une nouvelle chance
à tous les deux

Christophe Siébert

input/output

en déménageant j'ai retrouvé
une libellule sèche
un schroumpf en plastique
des croquettes de chien en forme d'os
et quelques boules en papier d'un réveillon passé
en déménageant j'ai perdu
mon chargeur de téléphone
mon canif
un chéquier
et ce petit médaillon
que tu m'avais offert.

Thomas Vinau

Marché noir

il pose le pistolet dans sa main
lui dit que les cinq balles
dans le chargeur
sont cadeau
mais que si elle en veut d'autres
ça sera trente-deux billets
la boîte de dix
elle répond qu'à priori
le contenu du chargeur suffira
puis elle sort du bâtiment avec
le pistolet au fond de son sac
la rue lui fait moins peur

Benjamin Pinchedez



Dragnet, introduction vocale de Jack Webb (1952) suivi du thème musical de Mike Post (2003)



Stop !

ça fait longtemps
que je l’ai ce carnet
pourtant j’ai beau chercher
nulle trace de cette soirée
à l’intérieur

ça pourrait
très bien s’arrêter là
il suffirait
que je me dise que ce
carnet n’a plus
aussi bonne mémoire
que par le passé

le pianiste aveugle
de l’Empire
Diner
sera encore là
demain soir
avec moi au comptoir
pour l’applaudir
comme il se doit

ça pourrait
très bien s’arrêter là
cette fois

Jean Marc Flahaut


S'emporter

en sortant du restaurant
on a marché en silence
en direction de la Seine
je ne savais plus quoi dire
il faisait nuit
personne dans les rues
notre silence avait des airs
de caveau humide
une froideur de pierre
j'ai jeté ma cigarette dans le caniveau
je l’ai prise par les épaules
collée contre le rideau de fer
d’un magasin de farces & attrapes
près du BHV
en lui disant je t’aime
les yeux dans les yeux
puis je l’ai embrassée
comme dans les films
où les acteurs en font trop
ça faisait du bruit contre le rideau de fer
elle entendait à peine mes je t’aime
je ne sais pas ce qui m’a pris
c’était sans doute
une façon de rompre
le silence

Patrick Palaquer

Galerie marchande

devant la vitrine
du magasin So cute
il montre un ensemble
gris-perle et dit
chérie j'aimerais vraiment
que tu portes des trucs
comme ça avec des
sous-vêtements sexy
noirs ou blancs en dentelle
des bas et des talons-aiguilles
elle lui répond d'une voix excédée
oh Teddy
depuis le temps
tu devrais avoir compris
que ce n'est pas du tout mon style
tu es bien comme les autres
rien ne t'accroche vraiment à part
le sexe et les séries genre Dragnet
j'en arrive à me demander
si tu n'aurais pas préféré
que je sois nymphomane
comme Janette Prentice
ou actrice dans
un peep-show
du centre-ville

Vlam Chevodisky

Sex education

un numéro
de la revue Evergreen
se trouve sous
le lit d’un certain
Walter Neuhof
il contient
un poème de Michael Rumaker
et un autre de Al Young
il y a aussi
une nouvelle de Richard Brautigan
et une fille
nue sur la couverture
ceci explique cela

Jean Marc Flahaut


La revoir

je l’ai croisée un jour
sur le boulevard devant la gare
la tête rentrée dans les épaules
les yeux cernés
elle m’a demandé comment j’allais
et si je me droguais toujours
elle m’a dit que j’avais l’air bien
que je ne me rendais pas compte
à quel point je lui avais fait du mal
je suis parti avec le sentiment
que nous n’avions pas vécu
la même histoire

Thomas Vinau

Les faits avérés

quand je suis arrivé chez caro
je me suis jeté dans ses bras
et j'ai pleuré
des petits sanglots
je ne pleure jamais à chaudes larmes
elle n'a rien dit
rien demandé

plus tard
alors que par la fenêtre ouverte
de la chambre j'observe le manège
des gens qui entrent et sortent
de l'orange bleue
caro écrit quelques lignes
sur une feuille en papier recyclé
la plie en huit
la glisse dans mon sac

je ne retrouverai ce message
que longtemps après
notre histoire me sera alors
complètement sortie de la tête
et je devrai me creuser
un bon moment la cervelle
pour resituer les choses

Benjamin Pinchedez



hurlement, photographie Matthieu Mai

La fumée et le feu

cousin vassili
lisait et fumait beaucoup
de temps à autre
il glissait entre deux pages
les papiers au dessus argentés
qui se trouvent à l’intérieur
des paquets de cigarettes
brunes Gitane
au dos de ces marques improvisées
il notait en cyrillique
des renvois aux ouvrages connexes
des références à des mouvements de pensée
des remarques
et des questions
beaucoup de questions
sur la nature du texte
le sens des mots
leurs origines

à sa mort
son frère
michel ohl
et moi
nous sommes partagés
sa bibliothèque
bien entendu nous nous tenons
mutuellement informés de
ce que nous découvrons
au dos des
papiers d’argent

Daniel Labedan


Go !

tu venais
prendre mes derniers poèmes
dans mon sommeil
puis tu les sortais
d’une poche et
tu les dépliais
sur un banc
pour les lire en cachette
dans Gramercy Park
il n’y avait pas
de plus bel endroit au monde
pour sortir mes poèmes
au grand jour
même dans le
programme de protection des
témoins

Jean Marc Flahaut


Taxi, Lisbonne

je vois taxi
je lis boa
taxi guette sa proie
engloutit le piéton
avec tous ses bagages
en claquant des mâchoires
taxi roule plus loin
digérant le touriste
je vois taxi
je lis boa

Lucien Suel

Round the world flights

une semaine après avoir trouvé
ce job de nuit
le patron de la firme
le fit monter dans son bureau
pour lui montrer
les photos de son tour du monde
aux commandes d’un piper
PA23 de type Aztec

des articles de presse
encadrés comme des œuvres d’art
racontaient qu’il avait parcouru près de 70000 kilomètres
survolé l’Islande l’Europe l’Afrique l’Asie
et le Moyen Orient
Carter ne posa aucune question
il écouta juste ce que son patron avait
de si important à lui raconter


Jean Marc Flahaut

Souffler les bougies

le téléphone ne sonne pas
aucun message sur le répondeur
j’ai acheté des vapeurs à Belleville
des nems et de la sauce piquante
ail et gingembre
une bouteille de bordeaux
je dine chez moi
chinois
devant la série Prison Break

je pourrais appeler ma sœur
c’est son anniversaire aussi
pile née l’année après moi
même jour

j'appelle pas

en fumant un cigare
j’écarte les rideaux
au carrefour pas loin
les feux changent de couleur
ça fait comme un petit Noël miniature
qui clignote sous la pluie
orange, vert et rouge
en fait il ne pleut pas
c’est juste une idée que je me fais
je me dis que ça ferait plus joli
comme dans les films
quand il ne se passe rien

j'appellerai demain

Patrick Palaquer


Deuxième étage

juste en bas de chez caro
on entend les rythmes latinos
étouffés de l'orange bleue
qui deviennent plus forts
quand quelqu'un ouvre ou
ferme la porte du bar
dans la chambre
au deuxième étage
je dis à caro
de se désaper
je veux la voir nue
avec la lumière
des néons du bar
dans le noir de la chambre
elle rit et se déshabille
en me traitant de pervers
puis s'approche de la fenêtre
sa peau qui devient rouge
puis bleue
et ainsi de suite
je prends une photo
et je pense à cécile
ensuite on fait l'amour
pendant qu'en bas
deux types bourrés
se bagarrent en hurlant
des insultes
et une fille hurle aussi
pour qu'ils arrêtent

Benjamin Pinchedez



Incertaine

mercredi midi
elle se dit
je vais téléphoner à Soledad
Soledad va me sortir de là
j’ai vraiment de la chance
d’avoir une amie comme elle

vendredi soir
elle essaie de joindre Ricardo
mais au bout de vingt sonneries
une voix d'homme
(le gardien peut-être)
lui répond que Ricardo
est en prison

je peux savoir qui vous êtes ?
dit la voix d'homme
elle répond
heu non ça n'a pas d'importance
excusez-moi de vous avoir dérangé
bonsoir monsieur

Vlam Chevodisky


Garlic & herbs

soir d’octobre la lumière se fane
très doucement
l’oranger du mexique

a encore quelques fleurs
dans la rue
la stridence aigre

d’une meuleuse
terez montcalm chante
sweet dreams pourquoi

ne pas se contenter
de tout ça
et des petits apéricubes vert vif

« garlic and herbs » ? pourquoi
chercher
plus loin ?

qu’est ce qui te manque encore ?
un apéricube rouge
« mozarella

and tomato » ? terez montcalm chante
shattered
ça signifie
brisé des petits cubes
de fromage
ça ne répare pas

ce qui a été brisé même
dans la lumière
qui doucement

se fane d’un soir d’octobre
avec ou sans
« garlic and herbs »

Roger Lahu

Après le travail

une sorte de serpent froid
à la place du ventre
la nuit qui vient
déjà les lumières
au travers des rideaux sales
il va falloir allumer
mais on dit que les serpents sont sourds
il va falloir allumer
c’est pas que j’y verrai mieux après
mais rester seul dans le noir
assis sur le canapé
télé éteinte
avec tous ces bruits autours
ces vies au-dehors
c’est au-dessus de mes forces

Patrick Palaquer


Un répit en hiver

il reste deux ou trois choses
qui l’empêchent de couler
des trucs risibles, anodins
un plat de spaghettis
la diffusion d’un opéra obscur à la radio
les flaques gelées
une cigarette devant le feu
il disparaît lentement de sa mémoire
dans ces moments-là
il n’est plus
un problème

Thomas Vinau

Les migrations

depuis que des
centaines d’étourneaux
sont revenus noircir
le tableau des peupliers
au bord de la route
je constate
que tu as moins de choses
à me dire

Thomas Vinau

Science et technique

à l'école supérieure
Lucien Quine fut la cible
d'une bande d'étudiants riches
qui se moquaient
de son manque d'élégance
de ses manières frustres
de sa pauvreté
durant cinq ans
il avait subi toutes sortes
de sévices et d'humiliations
sans jamais se détourner
de son objectif
une fois le cursus terminé
chacun s'en alla de son côté
vers des postes élévés
du secteur privé
Quine obtint
la direction de Silent Access
à ce poste il démontra vite
ses capacités d'organisation
son sens pratique
ses aptitudes à manager
sans heurt de nombreuses équipes
formées d'individus
aux parcours hétérogènes

les années sont passées sans
rien changer à l'affaire
Quine reste obsédé par la vengeance
cela lui procure un plaisir fort
et lui permet d'utiliser
les compétences acquises
aussi durant ses congés annuels
revient-il en France
et sans jamais se détourner de son objectif
tend des pièges à ses anciens tortionnaires
les persécute dans l'ombre
les ruine
détruit leur famille
les plonge dans la misère
et le manque

Vlam Chevodisky


S'enfuir avec l'essentiel

durant sa partie nocturne
de chasse aux mouches
le chat Casimir a fait tomber
un coussin en matière synthétique
sur le radiateur à gaz
Luisa se réveille à temps
un brouillard acide et dense
envahit l’appartement
puis des flammes lèchent
les murs de la pièce principale
s’attaquent aux rideaux
à l’armoire

habillée seulement d’une chemise de nuit
sur laquelle est inscrit bonjour madame la lune
elle sort comme une fusée
du canapé convertible
s’enfuit en toussant
sans oublier de prendre au passage
son sac à main avec ses papiers
le téléphone Motorola
le chat Casimir
et l’ordinateur portable

elle claque sa porte avec le pied
pour ne pas que le feu
s'étende par l'escalier
réveille ses voisins
une fois au-dehors
de l’immeuble elle pense
à Bonnie & Clyde
les deux cochons d’inde
oubliés dans la cuisine
à toutes les choses
qui vont disparaître

Daniel Labedan



Sharon Jones & les poissons

avec sa canne à pêche
Emmett n’attrapait que
des petits poissons
c’était juste un bâton
et une ficelle
et il n’attrapait que
des petits poissons
quelqu’un lui avait dit
que pour la pêche
ça suffisait
mais les gros poissons eux
n’étaient pas si bêtes
il finit donc par renoncer

il noua la ficelle
autour de son poignet
et dit adieu au bâton qui flottait
en direction de l’Hudson
puis il alla
écouter Sharon Jones
au Southpaw
comme si de rien n’était

Jean Marc Flahaut


Physicien

Le jeune Mosner va de l'avant
c'est nécessaire
il veut une vie plus fluide
il veut du neuf
améliorer les choses
d'une certaine façon
il ne voit pas
d'autre voie
il doit se rendre utile
rechercher
des espaces nouveaux
et prometteurs
imaginer un autre monde
ou il serait le roi
de la matière molle
et du fond diffus cosmologique
plus tard tout ça lui passera
il fera deux enfants avec
une jolie fille prénommée Dolorès
et pour un salaire de 23450 dollars
versé directement sur
un compte à Bélize City
il acceptera d'abandonner
le laboratoire de l'INVAP à Rio Negro
pour prendre la direction technique
de Silent Access
achètera une jolie maison
dans la ville de José Ignacio
et les soirs d'été
ira écouter des concerts
de musique classique à La Huella

Daniel Labedan






Radioactivity, Kraftwerk, 8 janvier 2007 (live)


Robinson Crusoe 1989

une fois
l’inspiration lui est tombée dessus
près de Livermore
c’est là
plus tard
regagnant sa chambre d’hôtel armé d’une paire
de lunettes inoffensives
que Rob décida d’arrêter les romans cultes

en jouant des coudes pour atteindre
les plaquettes de poésie
comme
à l’approche d’un continent vierge

Jean Marc Flahaut


Le sentiment de ne pas être utile

le ciel est d’un gris instable
Glen Gould joue Bach
ses doigts volent sur les touches
bien au dessus de moi
j’ai l’impression d’être une poule triste
qui ne mérite pas son grain
tout me dépasse
tout me transporte
alors Glen Gould et Bach
c’est trop
je ferais mieux d’allumer la télé

Thomas Vinau


Grande vitesse

on croise des trucs marrants sur l’autoroute
sur cinquante kilomètres j’ai vu
un pigeon marcher sur la bande d’arrêt d’urgence
tranquillement
pas du tout dérangé par les voitures
qui passent à toute blinde
sur la bande d’arrêt d’urgence j’ai vu
une énorme merde de chien
et j’ai imaginé
un énorme chien marron venir déféquer là
qu’est-ce qui lui est passé par la tête à celui-là
et j’ai vu aussi un escalier
qui partait de la bande d’arrêt d’urgence
pour escalader le talus
vers où
et qui pouvait en descendre de cet escalier
et qui pouvait le monter
je me demande

Christophe Siébert


Royal cheese

chez quick ce midi
une très grosse femme d’environ quarante ans
mange assise seule à une table pour deux
deux plateaux occupent la table
ils sont remplis de bouffe
il y a deux boites en carton pour les hamburgers
un grand cornet de frites
un grand gobelet
une crème glacée et encore
un truc dans un sachet en papier
le regard de la femme ne quitte pas tellement la table
elle croise furtivement le mien mais c’est tout
elle mange proprement
tristement
lentement

Christophe Siébert

Café & Motel :
Previously Unreleased

D.J apple
dans sa chambre d’hôtel
passait le plus clair de son temps
à écrire des espèces
de poèmes sur des paquets
de cigarettes vides

ces poèmes là avaient l’air
plus vrai que nature
comme des petits tableaux romantiques
ou des raisins secs

certains parlaient de la vitrine
de Wallis & Sons
d’autres
d’une virée à la belle étoile
dans les montagnes
des chambres du St Joseph Hospital
ou bien des gros nuages
blancs au-dessus de Stockton

mais je n’ai jamais vu
quelqu’un se mettre à tousser
en les lisant

Jean Marc Flahaut


Vaudou

au cimetière municipal sud
des inconnus ont volé
les os d'une défunte
ont jeté des coquillages
tout autour de la tombe ouverte
et tracé avec de la poudre bleue
des signes qui évoquent
la déesse lemanja

ceux qui ont fait ça
sont liés à
la regla de Ocha
les os serviront à accompagner
les sacrifices lors d'une cérémonie
il vaut mieux ne pas en savoir plus long
si l'on tient à sa vie
les cimetières ne sont pas
toujours des endroits tranquilles

au début de l'année
on a enterré ici un jeune
du gang mara18 tué par balles
lors d'un affrontement avec les MS13
avant de le mettre en terre
ses amis du gang
l'ont sorti de son cercueil
un instant pour lui payer
un dernier tour à l'arrière
d'une Triumph 2300 Rocket
c'était un fan de grosses bécanes
son surnom était Roadster

Daniel Labedan

Eteindre sa colère

marcher longtemps
dans la boue rouge
à travers les épineux
longer le fossé
monter sur la voie ferrée
suivre la ligne quelques kilomètres
au milieu du pont rouillé
lancer des cailloux
dans l’eau
rentrer

Thomas Vinau

Fin de saison

au large
des lumières sur la côte
de place en place
des zones plus sombres
pleines de nuit
de nuages noirs
ou de pluie
dans le ciel la grande ourse
avec une étoile en moins
le port est désert
le serveur range ses tables
le bistrot va fermer
vite

Patrick Palaquer

Mar Del Plata

sur la Playa Bristol est organisé
le Bikini Open Latin Pro 2007
un jury de personnalités doit désigner
la jeune fille dotée
du plus beau cul d'Argentine
les candidates défilent
vêtues d'un string rouge ou noir
et d'un petit boléro assorti
sur un podium sonorisé
ou apparaissent les logos des sponsors
Reef, Pepsi Cola, Nokia et Téléfonica Movil
du public viennent des cris
des sifflets des applaudissements
il y a des caméramans et des photographes
un peu partout
la concurrente numéro huit
remporte un faux chèque
en forme de matelas pneumatique

Vlam Chevodisky



Conquête

Maria Vera Rodriguez Delacruz
a très peur de ne plus jamais
trouver un compagnon
elle ne veut pas
comme son amie Fortuna
passer le restant de ses jours
à évoquer les amants du passé
alors elle met toutes les chances de son côté
maquille ses yeux
vaporise le matin sur son cou
un peu de parfum français
dégrafe le haut de son chemisier
achète des robes à la mode
et des escarpins qui allongent la silhouette
ses collègues de la société Brametal
lui disent des choses du genre
tu as beaucoup de charme
mais elle n’est pas dupe
sur la plage ou en soirée
les hommes qui lui plaisent
semblent ne pas la voir
les rares qui viennent lui parler
sont ceux qui cherchent une aventure
et n’ont pas de succès auprès
des femmes plus jeunes

Daniel Labedan




C'était bien (Le petit bal perdu), Bourvil, 1961


Hoppercity

la ville s’est bâtie
sur les arbres brûlés
on a cassé les pierres
creusé les fosses septiques
construit un pont
une voie ferrée

les rues sont en terre
la vie s’organise
autour du fleuve
les années durent
deux ans

Thomas Vinau
extrait du travail en cours Hoppercity


Un pays de cent-dix-sept âmes

Pour une raison inconnue
le cimetière a été mis
à l'écart de la ville
autour s'étendent de grandes prairies
où paissent des bovins

Fortuna s'occupe bénévolement
de son entretien
elle arrose les plantes
coupe les fleurs fanées
balaie les allées et les tombes
en fait elle passe ici tous les jeudis
souvent seule
mais il arrive que son amie
Maria Vera Rodriguez Delacruz
vienne la retrouver
pour lui faire un brin de causette

Daniel Labedan


La saison du repli

La cour est pleine de feuilles mortes
elles vont s’accumuler dans la rigole
et boucher ce qui doit l’être
c’est comme ça chaque année
aux premières pluies tout déborde
il faudrait prendre les choses en mains
agir, anticiper

Thomas Vinau


Villa Gesell, Buenos Aires

Un vieil homme tranquille
assis sur un pliant au bout de la digue
a lancé devant lui trois cannes
eschées avec des vers arénicoles
il regarde alternativement les bateaux au large
les femmes sur la Promenade General Lavalle
et les bouchons fluorescents de ses cannes
Lucien Quine connait son identité réelle
il s'agit d'un ancien du SIDE
il a participé à l'opération Condor
et travaillait à l'époque au Centre Automotores Orletti
il a torturé des hommes, des femmes et des adolescents
a aussi probablement jeté des opposants
depuis un hélicoptère
à une altitude de 400 m au dessus de la mer

Vlam Chevodisky

Notice au sujet des distances

je ne vais pas aller à lyon
en vacances
je ne vois pas ce que j’irais foutre
loin de vanessa
je vois ça d’ici
passer deux jours à déprimer
mécontent d’être parti
mécontent de rentrer
la seule chose que j’aime c’est m’éloigner
être ailleurs je n’aime pas
et revenir ça m’angoisse
je m’éloigne bien assez
en allant marcher une ou deux heures dans la ville

Christophe Siébert


Lobster Day

Pattie revient à Placencia
à l'occasion du Lobster Day
cette fois le temps est couvert
la chaleur est étouffante
lorsque les bateaux rentrent
à la fin du concours de pêche
les femmes et les enfants se réunissent
au point de pesée :
l'équipage du Coulton Reef gagne 750 dollars
pour la prise d'un gros barracuda
une femme raconte à Pattie
le passage du cyclone Dean au mois d’août
c'était un cyclone de catégorie 5 ajoute la femme
mais on va réparer il faut juste un peu de temps
et d'huile de coude
sur la jetée là-bas au loin Pattie
reconnaît un vieil ami
elle voudrait aller lui dire
je suis heureuse de te revoir
mais elle n’arrive pas
à vaincre sa timidité

Daniel Labedan

En finir avec ian curtis

- il aimait deux femmes à la fois il s’est suicidé à cause de ça
- ah bon je croyais plutôt que
- non c’est la seule et unique raison pour laquelle il a fait ça
- tu y arrives pourtant bien toi
- à faire quoi ?
- aimer deux femmes en même temps
- c’est heu totalement différent
- différent de quelle façon ?
- et bien avec le boulot que je fais j’ai appris à gérer n’importe quel type de situation
- je comprends ce que tu veux dire
- tu vois bien c’est totalement différent

Jean Marc Flahaut

Revenir à Houston

avant de l'enfermer dans la cache
le type pleurait et criait
si vous me renvoyez là-bas
je suis bon pour l'injection
nous on n'en a rien à faire
de ce qui va t'arriver là-bas,
avaient répondu les employés
on est juste payés pour faire le job
on fait le job.

Vlam Chevodisky

Commencer, recommencer, etc

la première année avec irène je n’ai pas pu écrire
la première année j’étais assis dans un coin de la chambre
à la regarder et à faire semblant d’écrire
la dernière année je n’écrivais plus non plus
j’étais assis à l’ordinateur et je faisais semblant d’écrire
mais je regardais à la place de regarder irène
des filles à poils sur des sites de cul

Christophe Siébert

Accélération mémorielle

je bois des verres d'anis blanc
je regarde le ciel
en écoutant un morceau rapide de Tuxedomoon
à côté de moi il y a le revolver
que m'a jeté cette femme revancharde
croisée à Montevideo
elle voudrait que je me tue avec
mais je ne me tuerai pas
j'aime trop le ciel
le hasard le vent

Vlam Chevodisky




No Tears, Tuxedomoon

Perpendiculaires

La ville de La Plata est bâtie
sur un plan à damier
son Palacio de la Legislatura
a trois entrées
la première donne sur la rue 7
la deuxième sur la rue 51
et la troisième sur la rue 53
chacune de ces entrées s'orne
d'un groupe sculpté à valeur symbolique

plus loin sur un muret bordant l'esplanade Almirante Brown
des employés municipaux s'apprêtent à effacer
un slogan peint en noir
le slogan dit :
Le Droit et la Justice sont deux choses différentes

Daniel Labedan


Mauvaise passe

le psy me parle de
pulsions morbides
et d’abcès mental
je ne sais pas trop
disons simplement
que si je pouvais
creuser un trou
dans mon lit
pour disparaître
je le ferais

Thomas Vinau

Les poèmes de Carver

Il y a les poèmes qui te font tourner la tête
des fois tranquillement
d’autres fois jusqu’à la nausée
comme un alcool plus ou moins fort
et puis il y a les poèmes
qui te font de l’effet
sans que tu le sentes
comme des jus de carotte
hé bien les poèmes de Carver
sont des jus de carotte

Thomas Vinau

Erreur

l'ingénieur de la Petrogas croit
qu'il va faire soleil toute la journée
il encourage les ouvriers indiens
allez les gars mettez-en un coup cette fois-ci
mais vers midi
la pluie se met à tomber
entraîne la latérite et les détritus
vers le fleuve Orénoque
à quinze heures le forage est suspendu
à cause d'un glissement de terrain
deux ianomamis manquent à l'appel
et ceux qui sont encore là
n'arrêtent pas de brailler.

Daniel Labedan

Une fille post 11 septembre

elle est
tellement ceci
&
tellement cela
que se promener en ville
avec elle
est devenu un danger
permanent

Jean Marc Flahaut

Indéterminé

Je travaille je dors
je paie mes factures
je connais ma vie par coeur
pourtant j’ai parfois l’impression
que dans une ruelle de Hambourg
ou au beau milieu d’une province
chinoise
je ne serais pas plus
perdu

Thomas Vinau


Les hautes tours d'affaires

elles
s’élèvent au-delà de ce qu’il
est possible
d’imaginer
pour un esprit bouché comme
le nôtre

pleines de points d’interrogation
incrustées
de mots de virgules fragmentées
de phrases détachées et d’épis
de majuscules
élancées vers les nuages les nuages
les nuages

on dirait le crachouillis d’un poste
de radio
qu’on aurait oublié d’éteindre
dans une salle de bains
on dirait un royaume
on dirait une basse cour

Jean Marc Flahaut


Postface

valentin ne dort pas
il joue dans sa chambre et je surveille l’heure
pour aller le remettre au lit et d’un coup
j’ai une vision bouleversante
d’un jeune homme blond au visage allongé
d’un valentin de dix-sept ans
et moi qui me souviens
(quelle gueule j’aurais, moi ?)
de tout
et lui qui se souvient
de toutes ces années
comme une brume vague
une ambiance
chaque image possible fondue dans une ambiance
et cette vision me bouleverse
me terrifie
et me remplit de joie d’impatience et de trac

Christophe Siébert

Attaque défense

depuis un moment
mes journées sont presque
entièrement pleines
de silence
il y a juste
ces dix minutes
avant de m'endormir
ou je t'entends me dire
en boucle
on aurait pu faire un tas
de choses ensemble
on aurait pu faire un tas
de choses ensemble

Vlam Chevodisky

Mari-mira à Marseille, 2007, photographie DL

Sur sa main

j'ai vu le
phénomène se produire
plusieurs fois
au cours de ma vie

une femme écrit
sur sa main
le téléphone d'un type
au feutre noir

et
à la façon qu'elle a
de regarder
sa main comme un tableau
abstrait le type doit
être un immonde salopard qui
n'a jamais
créé que des problèmes autour
de lui

le tableau est nul
le type est nul

et la main
toujours en l'air qui
sonne occupée


Jean Marc Flahaut, in Nouvelles du front de la fièvre, éditions Microbe

Un coup de swing




Mètché dershé, Mulutu Astakté
Les Ethiopiques Volume 4, Buda Records

Un jardinier

Le soleil grimpe tranquillement
pendant que j’élague les ronces
si chacun remplit sa part du contrat
tout devrait bien se passer

Thomas Vinau

La laverie

elle se tient péniblement debout
devant la laverie
elle est encore plus vieille cet
après-midi et il y aurait
tant de choses à dire sur elle
on pourrait

remplir les boutiques
d'antiquités de Jackson Square
rien qu'en y mettant
tous les hommes de sa vie
les bons &
les moins bons je vous laisse
imaginer
dans quel ordre &
à quel prix

Jean Marc Flahaut, in Nouvelles du front de la fièvre, éditions Microbe 2007


Les catégories

Maria Luisa Tornero Dhyralde
pense qu'il y a des gens
qui sont plutôt des émetteurs
et d'autres qui sont plutôt des récepteurs
moi je suis un récepteur dit-elle
c'est pour ça que souvent
j'ai peur

Daniel Labedan

Mari-mira à Marseille, 2007, photographie DL

Eviter de dire les choses

Deux ou trois ans auparavant
lors d'un repas de famille en France
un cousin spécialiste en lieu commun
l'avait questionné sur son travail
il avait dit
tu en as de la chance toi Lucien
toujours à vadrouiller là-bas
sous le soleil des Amériques
tu ne sais pas ce que ça veut dire la routine
tu ne prends pas le métro
tu découvres sans cesse de nouveaux horizons

sur le coup Lucien n'avait su quoi répondre
après quelques secondes de blanc
qui firent tomber un peu l'ambiance
il avait juste lâché
ici ou là-bas je trouve
les mêmes choses sur les étagères
ce qui change c'est leur agencement
enfin bon avait-il conclu
excusez-moi pour cette métaphore
très moyenne.

Vlam Chevodisky

Constat

Il faudrait lui dire
qu’un jean troué
à cet endroit
peut provoquer la guerre

Thomas Vinau


Hotel Mercure

au matin la jeune femme se lève
se douche, agit comme si elle était ailleurs
l'homme demande : tu semble soucieuse
qu'est-ce qui se passe au juste ?
elle soupire
il a peur d'avoir fait quelque chose de mal
de l'avoir déçue il insiste
il veut vraiment savoir
il y a que je suis une idiote, répond la jeune femme
je n'ai pas fait attention
je risque de me retrouver enceinte
comme la dernière fois
je vais devoir reprendre cette pilule
qui me fiche la nausée
et si ça ne marche pas
je n'ose pas y penser,
oh bon sang je m'en veux
je me sens nulle.

Daniel Labedan

Mari-mira à Marseille, 2007, photographie DL

Hors-jeu

Je voudrais bien
que quelqu’un m’explique
ce qui cloche chez moi
et pourquoi je m’accroche
à la poussière
à l'histoire de la piraterie
ou encore à un poème
au lieu de faire du vélo
ou de la mécanique

Thomas Vinau

Après le couloir

J'accuse les membres du jury. Le juge, le procureur qui ont utilisé la tromperie pour obtenir ma condamnation. J'accuse chacun d'entre eux, et j'accuse aussi chacun d'entre vous d'être responsable de la mort d'un innocent. Ainsi que tous ceux de la Cour Fédérale, de la Cinquième Chambre et de la Cour Suprême. Vous aurez à répondre de votre acte devant le Créateur, et il vous révèlera que vous avez exécuté un homme innocent. Puisse Dieu vous accorder sa miséricorde. Tout mon amour va à mon fils, ma soeur, Nancy, Kathy, Randy et mon futur petit-fils. (...) Pardonnez mes péchés. (...) Vas-y gardien, tue-moi. Que Jésus m'amène en sa demeure.

Derniers mots de Roy Pippin, jugé pour kidnapping et assassinat, condamné à mort par l'Etat du Texas, exécuté le 29 mars 2007

Dieu les pardonne, Dieu les pardonne car ils ignorent ce qu'ils font. Après toutes ces années mon peuple se perd encore dans la haine et la colère. Dieu donne-leur la paix, donne la paix à ceux qui cherchent une vengeance à travers moi. Je vous aime les gars, je vous aime les gars. Dieu donne-leur la paix. Je t'aime Chiquita. Paix, liberté, je suis prêt.

Derniers mots de John Joe Amador, jugé pour meurtre et condamné à la peine de mort par l'Etat du Texas, exécuté le 29 aout 2007 à l'âge de 32 ans.

Fiche pénitenciaire de Roy Pippin (détail)

Lexington Avenue

il n’y a plus de vélo dehors
posé contre le mur

ni de fil au téléphone
même débranché
même abîmé

ma chambre
est devenue un sanglot dans la voix d’une vieille
chanteuse country

mon lit
plus vide
qu’un étui de guitare
vide

mais quand je colle mon oreille
contre le mur du salon
la voisine sur Lexington Avenue
se dispute toujours
à cause de moi

Jean-Marc Flahaut

Lexington Avenue, photographie Hadda B.

Deux solitaires

Elle finit
son troisième gin-coca
se tourne vers Lucien Quine
lui raconte comment ses seins
sont tombés après la naissance
de son fils Micky
elle dit : j'ai dû me faire poser
des prothèses en silicone
dernière génération
l'opération m'a coûté plus de
huit mille dollars mais
ça valait la peine
regardez mon chou
ça ne se voit pas du tout
les cicatrices sont invisibles
et ma poitrine conserve
une apparence très naturelle.

Vlam Chevodisky


Plage de Tulum

avec un rateau et une pelle en plastique
un enfant capture des petites méduses roses
puis les découpe en morceaux
qu'il va enterrer dans le sable sec

une jeune fille fait
les cent pas au bord de l'eau
elle parle dans son téléphone portable
à un certain Ricardo
sa voix est chargée d'émotion
elle le supplie
je t'en prie vient me rejoindre
j'ai besoin de toi je me sens très seule

ah jeune fille pense Lucien Quine assis sur sa serviette de bain
dès à présent il faut t'habituer à être délaissée
tu n'as pas fini de te retrouver seule et déçue

Vlam Chevodisky


Un héritier

1
Elle en parlait peu
l’âne et les moutons
le café-cinéma Le Bijou
à Boutlélis
l’oncle Adrien
qui avait servi chez les zouaves
pas plus
ça suffisait
pour deviner le reste
de l'histoire

2
Elle m’a dit mon petit
marche dos au soleil
comme ça ton ombre
aura toujours un peu d’avance

Thomas Vinau

 

Zouave et enfant, photographie collection V.


Sous le pont

nous nous sommes rencontrés
l’an dernier
chez Pete
en face du River Cafe
vous partiez faire une
livraison avec votre fils
quelque part dans Brooklyn

je vous ai dit
que j’étais professeur de littérature
et je vous ai menti
je travaille comme bénévole dans
une association
qui recueille les chats abandonnés
près des entrepôts

pour moi ça ne change rien
j’attends de vos nouvelles

comme promis

J.M. Flahaut


Avant le jour

il est six heures douze
et vanessa est allongée sur ma poitrine
entre mes bras
je ne dors pas
elle ne dort pas non plus
je ne pense pas à grand-chose
et j’ignore à quoi elle pense
elle est triste je crois
je ne suis pas assez réveillé pour lui remonter le moral
je sens battre ses cils contre ma clavicule

Christophe Siébert


Zone humide

Au bout de la route
il y a d’autres routes
des marécages
des joncs
des moustiques
le soleil aplati et tout

ça fait du bien
de voir loin.

Thomas Vinau


Un aller/retour Paris-Istanbul

Je voudrais moi aussi retrouver ma maison natale
et aller me baigner dans les eaux du Nakdong
retrouver la première heure
du tout premier jour
me reposer à l’ombre d’un arbre cher
et respirer les odeurs d’hibiscus
retrouver la géographie des parfums d’enfance
et regretter en silence
une pierre, une montagne, un ruisseau

tu bois un thé sur la place du village
et tous les chants d’exils emportés par le saz
tu me les rapporteras

B. Guillon



La lenteur des autres

Le gérant chinois de cette épicerie
a placé au-dessus de la porte d'entrée
une bande de soie avec des idéogrammes imprimés
qui signifient bonheur et longue vie
Lucien Quine lui achète cinq samoussas
une pile au lithium une bouteille d'eau minérale
des kleenex et trois barres vitaminées au miel
dehors il pleut des cordes
un escargot grimpe à la facade
recouverte d'une fresque pepsi-cola
de l'autre côté de la rue
de jeunes enfants se placent
sous les gouttières et s'arrosent
Lucien Quine repart sans tarder
la tranquillité de ce lieu le perturbe
et ce soir il doit être sans faute à Paulista.

D. Labedan


Ascèse

Le Monde jaunit plus vite que Libé
sur chaque surface plane de mon appartement dans
chaque pile on reconnaît Le Monde de Libé
à la pliure
je devrais enfouir tout ça dans une benne à papier
donner au Relais tous les pulls que je ne porte plus et
à un bouquiniste les livres que je ne lis plus et
enterrer dans le bois toutes mes reliques de toi et moi
avant d’aller me faire voir avec un sac léger
là où rien ne te ressemble

Fanny Chiarello


Le réel à Ciudad Juarez

Dans la ville-frontière
de Ciudad Juarez
les services de la procureure spéciale
Alicia Perez Duarte
dénombraient déjà en 2003
379 meurtres
avec scénario identique
enlèvement / torture et sévices sexuels pendant
plusieurs jours / mutilations / strangulation
les victimes étaient des femmes
brunes et minces
parfois des fillettes
en 2007 les assassinats n'ont pas cessé
les enquêteurs sont incompétents
ou bien s'en fichent
ces femmes
venaient d'un milieu pauvre
et sans pouvoir
travaillaient comme ouvrières
dans les usines d'assemblage
ou servaient dans des restaurants
leur disparition ne change pas
la face du monde
de loin en loin
on découvre des corps
dans un champ de coton
dans le désert
ou ailleurs

Daniel Labedan

Six des disparues de Ciudad Juarez :
1 Alma Margarita Lopez Garza 2 Dinora Gutierrez 3 Julieta Marleng Gonzalez Valenzuela   4 Marisela Guerra Carrillo 5 Liliana Elizabeth Montejano Sanchez 6 Ana Lidia Barraza Calderon


Ping-pong is love

La lune était rose ce soir-là
ta main peignait mes cheveux
comme un vent léger
rien n'était rose pourtant dans nos vies
la lune nous avait déliés
à moins que ce ne soit tes doigts
au contact de mes boucles
nous ne le saurons jamais
mais ce soir-là il n'y avait rien
d'autre que nous
entre nous.

Amel Zmerli

Définir son environnement

Les machines de vulcanisation portaient des noms comme Berstorff, Spirka, etc. Des fumées noires s’en échappaient en permanence. On prenait tout directement dans le nez, les hydrocarbures et toute la chimie du caoutchouc en poudre volatile, tous les solvants avec la tête de mort peinte sur les récipients, le toluène surtout, tandis que les chefs restaient dans leur aquarium en plexiglas et nous fixaient avec une sorte de haine froide. On se foutait ouvertement d'eux, et il nous arrivait d'en menacer un avec un cutter ou une clé dynamométrique parce qu'il avait fait du zèle. Tout autour de nous était noir et dégueulasse. Les anciens avaient de la suie qui leur ressortait par la bouche sous forme de petites boules, ils allaient cracher ça de temps à autre dans l'intermix, une espèce de décharge à ciel ouvert.

Philippe Nollet

Un moment tranquille

je construis un robot en légo
avec valentin
nous sommes tous les deux assis à la table du séjour
comme dans mon enfance
avec mon père
et je ne sais pas pourquoi
c’est important pour moi
nous regardons le plan ensemble
et nous cherchons ensemble les pièces
c’est valentin qui construit
surtout
moi je donne un petit coup de main
je consolide
comme le faisait mon père
peut-être
je ne me souviens pas bien

Christophe Siébert


Une décision ce matin

nous n’aurons jamais
des après-midis entières des nuits
blanches à partager

et c’est mieux ainsi
je continue de penser
les bras croisés
en appui sur le rebord
de la fenêtre

Jean-Marc Flahaut

Lille Moulins, photographie Hadda B.


Regarder des photos avec sa mère

Pas d'album chez nous
c'est bien mieux
quand c’est en vrac
dans un carton
on tire les photographies
comme les cartes
tu te souviens maman
c'est qui là ?
tu disais
ah ça c'est la tante Thia
et là
là c'est l'oncle Aurelio
tu les connaissais toutes
tu me les as apprises

mais celle-là, je ne sais pas qui est dessus
il fait si gris, ce n'est pas chez nous ça :
il y a de la lumière chez nous.

Kath F.  Gasperini


Chant de Stella

souvent j'ai envie
de te rappeller
l'histoire
du supermarché
mais je ne le fais pas
parce que
je sais que tu le
prendrais mal
je n'arrive pas à
te faire comprendre
que cette histoire
compte beaucoup
pour moi
c'est un révélateur
je voudrais que
tu changes
mon chou
que tu sois plus
responsable
que tu te rendes
un peu utile
à la maison
tu pourrais
ranger le garage
tailler la haie
des choses comme ça.

Vlam Chevodisky


Import/Export

à Sète
sur le ferry Marocco
j’ai échangé un billet
contre un petit mensonge sec
mélangé à de la rouille.

Thomas Vinau


Double nationalité

Si j'en suis là
aujourd'hui
c'est parce que mon
père était
voyageur de commerce
ou parce que
j'habitais dans
un pays gelé
ou dans un désert
ou dans un container
avec un gecko.

Daniel Labedan


Point de vue

En me levant ce matin
quelque chose avait changé
peut-être était-ce le ciel
qui prenait cet étrange
air d’escalier
peut-être la couleur des choses
était-elle plus douce
peut être qu’il y avait
quelqu’un ici pour moi
juste pour moi
ou peut être que mes yeux
n’étaient plus mes yeux.

Thomas Vinau


Des amants

Jerry aime bien
quand Pam fait semblant
d’être jalouse

tu sais bien que tu es le seul
homme de ma vie
dit Pam

une fois Jerry a dit
on ne montera pas là-haut aujourd’hui

il y avait une tempête
et peut-être bien
un peu de neige aussi

on ne montera pas là-haut aujourd’hui
a fait Jerry
la main de Pam
toujours prisonnière de la sienne

J.M. Flahaut

Empire State Building, photographie Hadda B.


Chelsea, N.Y.C.

une vieille femme
avec des bottes en caoutchouc
une vieille asiatique
avec des milliers de sacs en plastique
assise sur un banc
dans le hall

devant
c’est la nuit
des ombres filent comme des fléchettes
vers la Huitième Avenue
et je suis de celles là

J.M. Flahaut

 

 

 

MISE EN LIGNE :  DANIEL LABEDAN & LES HOMMES INVISIBLES

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#3

 

[FREESTYLE]



Le troisième work-in-progress de la revue n'a pas de thème précis. Chaque texte, chaque poème, chaque photo que vous nous enverrez participera à la définition d'un esprit à la fois particulier et universel .

Nous attendons de vous, lecteurs, des créations qui comme à l'habitude doivent se présenter sous forme de pièces jointes adressées par email à notre adresse. Cependant nous nous réservons la possiblité d'accepter ou de refuser les travaux qui nous parviendraient.


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mise en ligne : Daniel Labedan