Général Hiver

on dégage un peu de neige et
c'est là qu'on
trouve un oiseau mort (une
mésange)
on reste un moment à
le regarder à
espérer qu'il s'envole
peut-être on
ne sait pas quoi faire
on finit par le prendre
dans ses mains
(on ôte ses gants)
on le
retourne on le
soupèse
on ne se décide pas à
le jeter dans la poubelle
ça parait déplacé
on fait
le tour du jardin
l'oiseau serré contre
soi
on s'arrête près de la haie on
se glisse à plat ventre
sous les buissons (gelés) là
où il n'y a pas de
neige
(la veste qui remonte le
froid sur le corps)
on pose l'oiseau (à côté tout à
côté)
on commence à creuser avec
une pierre les mains nues
près d'une heure allongée (dans la neige)
si longtemps qu'on croirait
creuser un trou pour
tout un homme
on dépose l'oiseau
dans sa petite tombe on
le recouvre de terre et
quand on se relève
(des voix de l'autre
côté)
on remarque l'empreinte
de son propre corps dans la neige
c'est à ce moment-là
qu'on sent que ça tombe (les
larmes)

Sophie g Lucas

 

 


Tombeau de Gudrun L.

L’escalier, la bibliothèque, le livre que tu as pris
pour étudier pour enseigner
le même décor, la même nuit
pour la vie et pour la mort aussi :
l’escalier, la bibliothèque, le livre que tu as pris
et tomber dans l’escalier.

Au XVIIième siècle un certain monsieur de Blancrocher est tombé dans les escaliers. Il en est mort, comme toi. C’était un musicien célèbre (il jouait du luth) et les plus grands compositeurs de son temps ont écrit des tombeaux pour lui : Louis Couperin, l'organiste et Johann Jakob Froberger, l’ami allemand, le virtuose du clavier, et puis d’autres encore, je ne me souviens plus des noms. On peut toujours entendre leurs chants, le chant du Français et le chant de l’Allemand, c’est pour le clavecin, c’est très beau. C’est très beau aussi l’amitié entre le luthiste Français et l’Allemand : c’est dans les bras de Froberger, parait-il, que Blancrocher est mort.

Une amie qui fut aussi l’une de tes amies me dit :
je suis restée trois jours à regarder par la fenêtre
en me disant voilà, je regarde le ciel, les nuages,
je regarde ce que Gudrun ne peut plus regarder.

Lucile Deslignières

 

 


Jouer au square

Il vient tous les soirs
été comme hiver
au square Walt Disney
avec ses enfants
après leur sortie
de l’école.
Il gare sa voiture
devant le portillon.
Tous les quatre ils vont
s’installer sur le banc
face à la structure de jeu
en bois. Il sort le goûter
d’un sac en plastique. Du jus
de fruits et des gâteaux.
Les enfants mangent. Jonathan.
Océane. Deborah.
La petite a quelque chose
comme quatre ans.
Puis, été comme hiver, ils
jouent. Pendant une heure.
Les deux filles partent à l’assaut
des toboggans et des balançoires.
Jonathan fait du foot
avec son père. Ils échangent
quelques passes. Et puis
ils abandonnent.
Le fils va s’asseoir. S’il fait beau,
il révise ses leçons,
avachi sur le banc, il
apprend un poème.
Son père dégoupille une cannette
de 1664. Il la boit à grands traits.
Debout. Titubant un peu.
Le regard lavé. Avec une brume.
Est-ce qu’elle est morte,
sa femme ? Est-ce qu’elle est
partie avec un autre ? Ou
peut-être qu’elle travaille ?
Il termine sa bière en
renversant la tête en arrière.
Les enfants se chicanent. L’une
chouine. Il leur demande
d’arrêter. Leur crie dessus et
menace de leur en coller une.
Il élève la voix, mais
il y a de la tendresse.
Il les aime, ses enfants.
À sa façon.

Olivier de Solminihac

 

 


Prince Wladimir

je me souviens
novembre
le chien était petit
on était en voyage
les gens
leurs regards
le reste non
le chien en laisse
mon air bourgeois
l’hôtel haut sur la mer
tout au loin Fort Boyard
le nom du thé
que j’avais trouvé bon
ce matin encore
ce qu’il reste
c’est ça
même si la pluie
aujourd’hui

Kouki Rossi

 

 

 


&

Je n’ai jamais dit
ce que j’ai dit mais
tu ne me rendras pas les choses
plus faciles
pour autant
&
pour autant
je ne suis jamais
sorti avec cette fille
je ne lui ai jamais
tenu la main
ailleurs que dans ta tête
je suis un connard
d’accord
&
je suis aussi ton ange
c’est évident
comme deux
&
deux font quatre
c’est certain c’est
la même vache
qui produit
la même vache qui produit
le lait
&
la bouse
la même

il y a James Brown
&
il y a Wayne Cochran

Jean Marc Flahaut

 

 


Mots rouges, pont blanc

banderoles d’amoureuses écritures
au-dessus du pont de l’autoroute
lancées et dont
je lis le tracé hésitant
le cerf d’amour blessé
paraît sur la colline
je ne sais ni comment ni où
avançant dans le paysage maternel
un peu du sang de Thérèse
claquant sur des draps blancs
calicots contre coquelicots
lancés comme pont au-dessus du vide
deux mains pour encourager la fuite
sur la route qui conduit hors de Marseille
à traquer l’exacte ressemblance
de ces trois mots écrits en français
je t’aime traduits en langue d’Asie
par quelque Diane blessée tel un cerf
Peut-être l’idiote n’a besoin que de ça :
des mots rouges sur des ponts blancs
à se tenir la taille serrée,
et rouler au-dessous dans la solitude
idiote en train de lire son voyage
hors du jardin mensonger
des vertes pensées absinthes colorées
qu’une main sans écriture a plantées
pour faire croix
pour faire mort
pour faire art
l’idiote chantonnant sous les nuages
sur la marelle en dansant a glissé
de Monticelli à Soutine
de la mer à la terre.

Sylvie Durbec

 

 


Nitchevo

ne viens pas

attends
un autre jour
fonde la glace
tombe le vent
pas de lettre
morte
restante
perdue
n’appelle pas non plus
pas de voix
l’obliger
à se faire
peux pas
ni l’entendre
ni rien
trop de bruit
non ne viens
pas de suite
j’y suis pas

Kouki Rossi

 

 

 


Un désir de soie blonde

la main retient la colline
et les jambes entrouvrent le fleuve
on le distingue à peine à cause que sa chevelure empêche de voir
si elle est faite d'oiseaux mouvants ou de pins balancés par le vent
on dit de lui que son corps est de soie blonde

moi je crois que sa peau a la douceur de ce qui s'en va doucement
emporté par le temps et qui - parfois - nous revient aux lèvres
un baiser une caresse et tout aussitôt s'emporte au loin et chavire
la main ne retient rien
les jambes se déprennent

reste le chant
celui d'un désir de soie blonde

Sylvie Durbec

 

 

 

 


Flamme

de ce jour
j’ai cru
ne plus être
une
et puis non
in
cande
scence
naufra
gée
seule
je suis
lasse
comme peinte
que personne ne regarde

tu étais venu avec le vent

Kouki Rossi

 

 


Do the hustle

Oh c'était il y a des années
et les faits sont prescrits
j'avais alors perdu le sens du jeu
tout me semblait triste et délavé
même les fées me semblaient piteuses
et en mauvaise santé
certains soirs tout de même
un dandy alchimiste créait dans ses murs
une façon de petit paradis
la musique les mouvements
la coke nous faisaient oublier
le désastre prévisible
les soirées commençaient toujours par Do the hustle
(la version de Van McCoy & The Soul City Symphony je crois
mais que ceux qui s'en souviennent veuillent bien me le confirmer)

Daniel Labedan

 

 

 

 


Erythrée

j’ai cette photo de moi, visage rougi presque bronzé, bretelles du petit sac à dos plaquant le polo contre mon corps, désert et montagnes en fond –ville de Keren, Erythrée

la route qui serpente sur les versants, carcasses de blindés ready-made, macaques sur l’asphalte (macaques, babouins, qu’est-ce que j’en sais ?) en revenant de Massawa où les ruelles trop chaudes et malades…
palais du Négus éventré, un baobab, je me souviens, le premier que je voyais : le Petit prince !
Keren s’ouvre sur la poussière, ses charrettes à plateau tirées à folle vitesse par des chevaux blancs qui soulèvent des nuages, les land-rover, les dromadaires et ces pluriels non mérités, tant il y a peu ici

il y a cette autre photo dans les faubourgs d’Asmara : bidonville en contre-plongée (de loin) et un camion rouge à côté de ce qui doit être un entrepôt
on rasera le bidonville et quand le camion trop vieux aura pété son joint de culasse, sa peinture va cloquer au soleil ; toute cette ferraille va rouiller

merci, Faytinga, pour le café que tu as préparé

voici que je reste seul avec mes nerfs, bien sûr

 

Jean-Christophe Belleveaux

 

 

(photographie de l'auteur)

 

 


Il y aura toujours à faire

et maintenant que le poème
est écrit je ne suis toujours
pas content de ceux qui ne
viennent pas et qui sont là
au bord des lèvres
depuis toujours
vacillant papillonnant
désincarnés sans domicile
à festoyer dans le noir
dans la pluie
renversée où le ciel
est une peinture abstraite

Thierry Radière

 


L'architecte penché

Je me suis contredit souvent
et n’en ai nulle honte
ayant brûlé
le bois de culpabilité

Je récuse le confessionnal
et le divan psychanalytique
Je chante faux, je boite et je mens :
c’est une charmante trinité

Qu’on me laisse un peu
maintenant paisible,
à la lumière de ma lampe,
ou promeneur sans point d’exclamation
- là où n’arrivent ni le vacarme du Kapital
ni les grésillements de la résignation

Jean-Christophe Belleveaux

 


Au revoir, mes larmes

parfois je ne veux pas
voir les gens qui meurent
je ne suis plus assez vaste pour
héberger tous ces fantômes
il faudrait les laisser s’envoler
dans le vert tendre du printemps
se poser sur la chevelure
des grands arbres qui poussent là
malgré la noirceur grasse du goudron
et l’entrelacs serré des rues autour
quand le chant des oiseaux
donne un air presque joyeux
à la marche cadencée
des passants pressés
d’oublier que tout
peut s’arrêter comme ça
et parfois je ne veux pas
voir les gens qui meurent
alors je regarde les vivants
se croiser sous ma fenêtre

Marlène Tissot

 

 


La pluie sur Varanasi

—Mâche donc la mort aussi bien que moi, vas-y, mastique, écrase sous ta peur et sous tes dents la maigreur et les mauvais sentiments, renifle.
Par les barques sur le fleuve, par les trains encombrés, nous sommes allés par nos pieds meurtris dans des godasses trop étroites et par la souffrance du rickshaw.
—Mâche, te dis-je.
Ce fut, mieux qu’une route maritime tracée au compas, l’abandon à la paix, dans un orgueil léger que je n’arrive pas à reconstruire.
—Mâche, encore, les vaches, les temples, les hommes au front peint ; mâche les vocables du mensonge, le réel agonise et je tremble à le dire, des singes crient puis mordent.
Et puis l’instant advient, cruel, superbe .
Merde, c’est donc comme ça que ça se passe, on n’imaginait pas.

Jean-Christophe Belleveaux

 

 

 

 


Disparaitre dans le lit du vent

parfois
c’est lourd
tous ces
mots-poèmes
cette vie
écrite alors

on en vient
à
rêver d’une
poésie sans mots

ni maux
mais avec
de la couleur

celle que
parfois ont
les animaux

on rêve de
rire aussi
de la mer
et du poète
assis sur son
derrière

de ceux
naïfs qui
comme moi
y croient

à la poésie

ceux qui n’ont pas
ou alors plus
ou encore
ou bien

et le rêve se fait
bleu
silence

chacun propriétaire
de sa couleur et
de son poème

on en vient à
se rêver anonyme

invisible mouche

on en vient à
disparaître

 

Sylvie Durbec

 

 

 

 


Je t'écrase

Il m'a alors saisi par les aisselles et soulevé comme une plume jusqu'à ce que ma tête de piaf fût à la hauteur de son visage bronzé d'ouvrier du BTP. Il m'a plaqué contre le mur et a prononcé d'une voix blanche cette phrase sans appel : je t'écrase. D'une façon mécanique qui m'a surpris, d'une voix qui ne semblait pas lui appartenir ; juste deux mots qui se sont enfoncés dans mon crâne comme deux clous s'enfoncent jusqu'à la tête dans une planche. Car j'étais certain qu'il pouvait le faire, là, à l'instant même, et cette certitude me fit faire l'économie de tout commentaire que ce fût : parole, plainte ou pleurs ; je l'ai juste regardé et mon regard a dit ce qu'il attendait de moi : j'ai compris papa.

Bernard Lherbier

 


Déjà les passereaux

Les soirs d’été, nous restons au jardin
À regarder le ciel se traîner au-dessus de nous
Déjà les passereaux se regroupent
Sur le toit de l’église
Du potager nous avons arraché oignons,
Échalotes et pommes de terre que nous gardons
Pour les mois d’automne et d’hiver
Replanté des poireaux et semé de la mâche
Il a fallu arroser plus que d’habitude
Dans le village qui descend jusqu’à la rivière
Aucun fait divers ne vient troubler les lieux
Mais on s’attend ici à ce que quelque chose
Arrive qui bouleversera tout comme dans
Le village voisin dont on parle aux informations

Jean Louis Massot

 


Debout

Les jours où
je me sens si
terriblement vide
comme un habit de peau
avec rien dedans
je sais que je pourrais
aimer la première personne
qui me prendrait dans ses bras
pour m’aider à tenir debout
encore un peu

Marlène Tissot

 


Barefoot

Je me souviens parfaitement
de tes pieds
mais pas de ton visage
sauf peut-être
le bleu de tes yeux
aperçu un instant
quand tu as baissé tes lunettes noires
pour me dire
sur le ton de la confidence
que marcher pieds nus dans la terre
te faisait penser
aux légumes qui poussent
et que tu trouvais ça
vraiment bon
ce sont sans doute les plus étranges
et les plus belles paroles
que j’ai entendues
depuis longtemps

Marlène Tissot

 


Les oiseaux d'Algérie

Vivre dans un village, y travailler. Y mourir ?
Claude ne s’appelle pas Claude.
Claude n’est pas originaire de ce village.
Claude aime les oiseaux, les chats et les fleurs.
Ça en énerve quelques-uns. Les croûtes de pain sur le pavé.
Les feuilles et fleurs fanées.
Maintenant Claude sur sa boîte aux lettres a mis son vrai nom : Aziz.
Les oiseaux le reconnaissent.
Même avec son nouveau nom.
Un jour nous lui avons demandé de le prendre en photo, d’écrire avec lui un film sur sa manière de vivre entre deux noms.
On aurait pu tout aussi bien dire : entre deux rives, entre deux pays.
Mon amie, elle aussi, vit entre deux noms, entre deux langues.
Dans ce village, tous les trois, nous sommes étrangers.
Peut-être réunis par deux ou trois mots comme oiseau.
De temps en temps Claude traverse la mer.
Reste au loin.
Puis il revient.
Où est son pays, c’est ce qu’il se demande.
Sans en parler à personne.
Claude a un sourire pour certains. Rien pour les autres dont il redoute l’indifférence, la haine des oiseaux, le goût de la propreté.
Il dit : à certains je ne dis pas bonjour.

Sylvie Durbec

 

 

 


Voyager accompagné

Retour à Cadaqués cinq ans après le précédent séjour –heures ensoleillées ; cette fois, la pluie griffe, le vent plante ses fines canines dans nos joues ; j’emmène Emile jusqu’à une terrasse couverte, face aux camaïeux de gris de l’équinoxe : granadina y vino fino.
Chambre dans le même hôtel, avec balcon sur la mer : savoir qu’à tout moment je peux observer les barques, la molle crique en sommeil.
Au dîner : lapin à l’ail pour moi, omelette au fromage pour mon fils, puis la nuit dans laquelle l’automobile bondit, furtive comme une antilope.
Chemins carrossables à peine.
Un blues de Doc Pomus, The night is a hunter, ces moments-là s’effaceront, ces moments comme en poudre.
On ne retient rien, pas même l’écrivant, surtout pas, on ne retient pas.
« 6 et 9 font 15, hein papa ? » dit Emile, entre autres choses importantes ; je suis bien obligé d’acquiescer.

Jean-Christophe Belleveaux

 


Dimensions

Je n'ai jamais su
boire l'eau des rivières
je n'ai jamais su manger
un paysage en entier
je n'ai jamais su
faire l'amour
aux ciels bigarrés
depuis toujours
on me dit qu'il
ne faut pas toucher
mais se contenter
de regarder
alors je regarde
de tous mes yeux
Il n'empêche que
je mange à ma faim
je bois à ma soif

Guillaume Siaudeau

 


Une mise en page

je fais des trous dans le ruban
de la machine je troue les mots
toi tu t’en fous
tu chapardes mes chutes
tu escamotes mes fins
tu voles à mi-temps
mes temps pleins
tu dors

Pierre Soletti

 


Le chant d'averse

La tondeuse à gazon est en panne
L'herbe n'est pas en panne
Mon existence est en panne
Le chagrin n'est pas en panne

La pluie ne se soucie
ni de la tondeuse à gazon
ni de l'herbe ni de mon existence
ni du chagrin

L'herbe aime la pluie
Je n'aime pas mon chagrin

Jean Christophe Belleveaux

 


Tes mots incroyables

Il a dit,
je pars, je m’en vais.
Ton odeur, je ne la supporte plus.

Pendant un instant, tu as cru qu’il s’adressait au chien.
Pauvre bête.
Mais
...le chien est déjà enterré au fond du jardin depuis trois ans.
Donc
tu as fermé les yeux
Et
tu as compris que les mots de ton mari étaient pour toi.
Pauvre bête.
C’est moi alors.
Quand tu as vu les valises dans le couloir de l’entrée, une nouvelle fois, tu as pensé
C’est moi alors.

Marie Chartres

 

 


Photo Karen Knorr

 

 


Un balcon au-dessus du fleuve

J'ai attendu les dimanches
j'ai attendu l'heure du départ
et celle du retour
j'ai attendu le train
l'avion
le ferry-boat pour Cork
j'ai attendu un nombre de choses
proche de l'infini
tout en pensant à tout
ce qui était perdu à jamais

Daniel Labedan

 


Indices

cherche des nouvelles de C. et me demande
ce que je lui trouvais d’attachant ou de sympathique
à l’époque où je la trouvais attachante et sympathique
c’est peut-être ça vieillir
ne plus savoir pourquoi on a aimé des gens
et se sentir soudain tellement oh si triste
devant la fleur d’un iris fané

Christine Jeanney

 


(photo C.J.)

 


Une saison de dinosaures

Il n'y a plus guère d'espoir
toutes les feuilles sont tombées
tous les fruits écrasés
tous nos soleils éteints
Les bouteilles sont vides
et les cheveux foutent le camp
à droite à gauche
Il n'y a plus guère d'espoir
de voir le printemps débarquer de sitôt
et je te garde précieusement
comme la dernière fleur d'une saison
qui serait partie pour toujours
avec les dinosaures.

Guillaume Siaudeau

 

 


Un poème de tristesse

au téléphone je te raconte les petits événements du quotidien
essayant de dessiner pour toi ma vie
avec la précision d'un illustrateur de livres pour enfants
mais à la fin de notre conversation
lorsque je repose le combiné sur le bureau
je réalise que tous ces mots ne sauront jamais dire
l'odeur de mon corps au réveil
le vernis orange doux légèrement écaillé sur mes ongles
la tristesse qui tombe avec le soir
ou le cil sur la joue de ma fille endormie

Cécile Thibesard

 

 


En deux parties

les mots n’ont pas de chair
c’est juste des démangeaisons comme ça
au passage au bord du plaisir au soir
au matin et la nuit où la musique s’arrête
comme si tout ça pouvait s’expliquer
j’écris pour me persuader que j’ai quelque chose
à faire d’autre dans la vie qu’à rêver à croire au beau temps
des sentiments bien repassés comme des chemises du dimanche

il y a du formol dans les mots à boire pour les morts
juste le temps d’une résurrection entre deux silences
deux terres
deux couverts

Thierry Radière

 

 


Clair

Toutes les flèches ne tuent pas
chaque fois que nous devons mourir
s’écarte le mauvais pas parfois
qui dira ce qui se gagne là ce qui
s’écarte devant soi et laisse libre
la voie où le corps poursuit sa vie
la seule manière de continuer
sans connaître la flèche déviée
et surtout sa pointe

Sur le parvis de l’église un homme
exécute une étrange vie dansée
avec son corps il fait du sport là
où toutes les petites morts réunies
se sont assemblées pour prier
depuis longtemps et où rien ni
personne pour lui/seulement

Au-dessus de l’auto entre un pré
et un autre entre le vert et le jaune
du ciel au-dessus de moi qui ne dis
rien à cause de la flèche et du
gymnaste du désespoir une envolée
puis disparue loin des chevaux blancs
une gorge bleue et le battement
de deux ailes

Sylvie Durbec

 

 


 

Une histoire de langue

la parole qui ne vient pas
est restée avec mes jouets d’enfant
sous une couverture trouée
un lit défait
un canapé râpé
elle m’empêche d’avoir
mon langage alors j’en ai
adopté un autre avec le temps
que je rafistole à longueur
de récits dans les tiroirs
comment peut-on imaginer
une vie sans parler
la même langue que les autres ?

Thierry Radière

 

 


Au soleil de mai

un jour il faudra
bien que cela cesse
et que l’on pose
tout en silence
sur cette table
comme un nuage
qui mollement du
ciel tomberait pour
nous écraser tous

Jean-Louis Massot

 

 

Une façon de dessiner pour toi

pour te donner une idée de l'endroit où je vis
je pourrais te décrire mon quartier
en mentionnant les rues les parcs et les commerces
ou photographier les pièces de mon appartement
à la manière des agents immobiliers
mais je préfère te confier des secrets comme
il y a un dinosaure en plastique sur le rebord de la baignoire
une bougie brûle près du petit bouddha dans le salon
ta lettre est cachée dans le tiroir de ma table de nuit

Cécile Thibesard

 

 


Etude à la fenêtre (extrait)

il est bien possible d’avoir plus de deux yeux
dans la vie dans le dos sur le crâne sans effrayer
les aveugles à l’écart des granges des greniers
et des caves construits sans permis de construire

de remplir un carnet de voyages sans avoir voyagé
de parler du bout du monde rien que dans les livres
d’espérer dans son coin un je-ne-sais-quoi plein d’espoir
de vivre inconscient au milieu d’un parc à huîtres

Thierry Radière

 

 


Marseille

comment mettre
ensemble la huppe
et le renard
aussitôt rouge
crie encore la voix
mais non dit Virginia
le poème n’est ni
cage ni prison

un asile doux
seulement où
écrire à l’envers

pour que je devienne autrement qu’une enfant sachant compter

un monde pour la huppe
où tout s’écrit de droite à gauche
renard comme regard
huppe comme oiseau
mort surtout la première

mon père à mourir
n’a eu qu’un geste
celui d’écrire

et cet aujourd’hui
qui fut le sien
rue d’Italie
a fui
où huppe s’écrit
où renard aussi
est déjà disparu
dans la ville aimée
où aucun oiseau
seul ce nom de Marseille

Sylvie Durbec

 

 

 


Sur la rive

tenir après la mort d’un proche
malgré le sentiment tenace
que plus rien désormais ne sera
partagé et que bredouille l’on
reviendra de chaque nouvelle
saison de pêche seul à jamais

Jean Louis Massot

 

 


La jambe de l'ange

Docteur, bonjour. Comme vous pouvez le voir, je suis invalide, je me déplace en fauteuil roulant. J’ai subi beaucoup d’opérations et on continue à m’en faire. Aux jambes. On m’hospitalise tout le temps et on m’opère. Un peu par ici, un peu par là, un peu sur la droite, un peu sur la gauche. Pas très graves, heureusement, mais toutes ces cicatrices…Cependant l’autre fois…Est-ce que je peux dénoncer le chirurgien ? Je ne me souviens pas comment il s’appelle, mais je demanderai. Ce qu’il m’a fait, le chirurgien ? Au lieu de me greffer les deux jambes d’un ange, ce que j’attendais depuis douze ans, il m’en a greffé une seule. Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, d’une seule ? C’est scandaleux. Le chirurgien n’est qu’un envieux. Il ne voulait pas que je m’en aille là haut, marcher comme un ange. Si je le rencontre, mon cher docteur, si seulement je le rencontre, il le paiera cher. Je ne peux pas marcher avec une jambe dans le ciel et l’autre, sur la terre !

Valeria B., in Sento le voci
Travail sur les paroles de fous mené par Marco Ercolani et Lucetta Frisa (traduction Sylvie Durbec)

 

 


Pas encore

je ne suis pas dehors
ni au dehors ni en dehors
non
je suis encore à l’intérieur
tout au dedans de moi
je ne sors pas encore
je ne sais pas quand je sortirai

Jasmine Viguier

 

 


Une forêt dans l'eau

Assises sur la berge
toutes les deux
à écouter le printemps
à regarder le reflet des grands arbres
sur la rivière
on n’était pas venues ici
depuis si longtemps
tu te souviens, elle me demande
quand tu étais petite et que
tu croyais qu’une forêt poussait là
au fond de l’eau
oui, je réponds, je me souviens
(et je pense :
c’est sans doute qu’elle doit
- qu’elle devait- m’aimer un peu quand même
pour se rappeler d’un truc pareil)

Marlène Tissot

 

 


Le désir d'une forme différente

en ouvrant les volets
j'ai eu envie d'être une maison
ça ne m'était jamais arrivé
si une fois
le jour où mon chien est mort
et que j'en avais marre de pleurer
mais là j'étais encore enfant

Thierry Radière

 

 


Trop de choses

trop de choses dans la tête
et pas assez de silence
alors parfois on débloque dans les rues
à parler haut dans le tram
à cause de ce trop de choses qui prend trop de place

Jasmine Viguier

 

 


Terminus : sauvagerie

vos amis vos serviteurs
laissent derrière eux une foule
de gens brisés de morts d'humiliés
la dévastation vous satisfait on dirait, hein ?
pourtant le soir approche
où de jeunes émaciés poussés par une colère noire
vous tireront hors de vos villas sans vis-à-vis
et personne ne viendra vous défendre
quand ils vous feront passer
le goût des limousines et des belles stagiaires
ce soir-là votre sang éclaboussera tout jusqu'à la lune
et vos hurlements nous glaceront d'effroi

Daniel Labedan

 

 



Blood on the moon, Mekon, Alan Vega & Bobbie Gillepsie

 

 


Croix Rousse

dans l’immeuble du 26 rue Jean-Claude Bonnet
la Vierge est apparue au siècle dernier
aujourd’hui on y trouve les cabinets
d’un orthophoniste et d’une psychomotricienne
ainsi qu’un appartement aux fenêtres ouvertes
d’où s’échappe une musique de jazz
jour et nuit été comme hiver

Frédérick Houdaer

 

 


Le trou dans la mémoire

Il n’y a vraiment pas de quoi se tuer…
C’est la vie.
Non, ce n’est pas la vie.
C’est la peur.

Ainsi parle le poète Ivan Chtcheglov.
Et son visage tout à coup se tourne vers l’interlocuteur invisible, venu dans l’asile l'écouter lui, le poète interné.
Enregistrer sa voix, son visage en gros plan.
Ses sourires, sa voix, ses silences aussi et ce quelque chose de tremblant, d’amusé qui se glisse entre lui et ses paroles.
Sa bouche.
On ne sait pas s’il lit ou s’il improvise ou encore récite ce texte étonnant qui fait dialoguer un malade et un bien portant.
On ne sait pas non plus d’où est venu celui qui enregistre.
On ne sait rien.
Juste ce visage en gros plan et sa voix.
Et puis sur le côté gauche, donc l’épaule droite du poète, un trou et une couture qui s’effiloche près du cou.
Le poète Ivan Chtcheglov porte un vêtement en mauvais état.
Rien à déduire pourtant. Ou si peu.
Le poète Ivan Chtcheglov aimait peut-être porter des habits usés, comme d’autres artistes. Une corde pour ceinture, de vieux souliers. On a tous, du moins certains, des habitudes de cet ordre. Plus ou moins visibles. A cause d’un attachement. Du confort parfois procuré par ces vieilleries. On n’a pas besoin de s’en expliquer.
On se dit ça. On se souvient d’avoir aimé jusqu’à la corde certaines chaussures. Presque de manière maniaque.
C’est pourquoi le poète Ivan Chtcheglov porte ce pull troué.
C’est pourquoi le poète Ivan Chtcheglov est interrogé.
D’ailleurs, l’enregistrement a été fait dans un asile psychiatrique.
On se souvient de ses mots : rien de plus dangereux que le il.
Or, aujourd’hui, en France, c’est le je qui est mis à l’index.
Ou en exergue.
Et là, le poète au pull troué accuse le pronom personnel de 3°personne.
Est-ce parce que les infirmiers parlent du malade de cette manière ? Il refuse de…Il a dormi…ou il accepte la douche…
Il : un danger.
Tu ou vous, la présence ?
Le poète Ivan Chtcheglov fait de la grammaire une arme contre la folie qui l’entoure et a troué jusqu’à son pull.

Celui qui a enregistré la voix, le visage, le trou dans le pull est venu du dehors. Qui est-il ?
On ne connaît que l’identité de celui qui est à l’intérieur : du cadre, de l’image, de l’écran, de l’asile. On sait aussi qu’il parle français. Malgré son nom russe. Ce qui nous donne peut-être un indice sur le lieu où a été fait l’enregistrement. Mais non, fausse piste. Un asile psychiatrique français. Pas le Goulag. Le visiteur, lui, est reparti vers le dehors.
La voix perce l’image. Le son traverse la frontière. La mort même puisque Ivan Chtcheglov est mort. N’en est pas sorti vivant.
Tandis que, nous, nous vivons à l’extérieur du monde clos que la voix du poète troue.
J’apprends ensuite qu’Ivan Chtcheglov se faisait appeler Gilles Ivain. Vivait en France.
Etait proche des situationnistes et de Debord. Est mort en 1998. Une question demeure : pourquoi ce changement de nom ? Il y en aurait d’autres, mais elles aussi sans réponse.

Ce qu’on sait. Ce qu’on ne sait pas.

Par exemple, il y a un peintre qui traverse les frontières, vit un peu partout en France, au Blanc, à Céret, à Paris et ignore que Jean-Sébastien Bach est mort depuis plusieurs siècles quand il demande au disquaire si le compositeur dont il sait seulement qu’il a aimé sa musique compose encore. C’est un étranger.
L’homme a un accent et porte des vêtements visiblement usagés. Mais il peut payer.
Le disquaire, interloqué, lui demande après que l’inconnu a acheté la série de 33 tours de la sonate de Bach qu’il aimait, (Sonate in G Minor, BWV 1029), s’il veut être tenu au courant des parutions musicales. L’homme acquiesce et le disquaire lui tend alors un papier pour qu’il y inscrive son nom et son adresse. Ce qu’il fait de bonne grâce, rapporte le fils du disquaire.
Chaim Soutine, lit le disquaire.
Un peintre, un poète.
De l’un, on a les couleurs, la violence peinte, ce rouge qui brillait. Le nom d’une œuvre.
De l’autre, on ne sait presque rien, images sur l’écran, sa voix, un trou sur son pull.

Il n’y a vraiment pas de quoi se tuer…
C’est la vie.
Non, ce n’est pas la vie.
C’est la peur.


Mémoire trouée.
Vêtement usé.


Sylvie Durbec

 

 

 

Ivan Chtcheglov, archive filmée d'une lecture à l'asile.

 

 


David

Autiste depuis l’âge de quatre ans, terrassé par une crise, il est là, immobile depuis des heures, dos au mur, les yeux ouverts et fixes, mains aux genoux, un filet de salive au coin de la bouche. Il a vingt-six ans. Il tient un journal où on peut lire ces mots :

je ne veux plus être enmoi
enmoimortmuet
gardeledoigtquiécrit
je serai courageux Adèle
je transformerai les lois internes de la folie en lois du travail
inquietenmoi
horsdemoi la paix ! Ainsi dois-je !
quand j’écris moninquietudeenmoi
un démon me donne des ordres acides
il m’impose de me taire
mais j’écris
trahissantremblant
j’entre dans l’espace aérien
posequestionaumonde
j’entre dans cette masselâcherépugnante
je ne voudrais pas y participer pourtant
je veux une mère un lac une phrase
pas cette folie qui m’engloutit
si con est mon mal
je ne veux plus vivre en cellule capitonnée
je veux voir les indiens
les prairies heureuses où ils courent
les entendre parler avec leurs chevaux
moi aussi je parle avec des chevaux verts et très grands
écoutez quelle voix
quelle extraordinaire voix puissante et infaillible
la mienne mais tu agites l’index Adele
ne permettez pas qu’elle crie
assez de fureur à présent
avec l’index
le mien
j’écrirai
David .

Anime strane / Ames inquiètes,
fragments recueillis par Marco Ercolani & Lucetta Frisa
(recueil traduit de l'italien par Sylvie Durbec)

 


Plus tard

bien sûr que tu pourras t’occuper
des singes les soigner
et être artiste en même temps
le matin tu vivras avec eux
et l’après-midi tu penseras à eux
en peinture en vidéo en photo
en collage en sculpture
parfois : tu feras plus d’art
et moins de singe ou vice versa
comme tu voudras
et quand tu ne feras ni l’un ni l’autre
le soir tu seras toujours
avec les singes et avec ton art
ça ne te quittera jamais
c’est ça que tu veux dire ?
à moins que tu veuilles parler
d’autre chose que ni l’art ni les singes
ne t’apporteront ?

Thierry Radière

 


Henri Julien-Félix Rousseau
Paysage exotique avec des singes jouant, 1910 (détail)

 

 


Ce matin à mon réveil

une douleur
tout le côté droit douloureux
comme un poids
la peau qui tire aussi
j’ouvre les yeux
tu m’observais
le plus beau des sourires sur tes lèvres
un sourire radieux, confiant
un sourire magnifique
ça y est tu me dis
je l’ai fait
c’est merveilleux
et je comprends que
durant mon sommeil
tu as cousu nos corps
soigneusement
mon bras gauche cousu à ton bras droit
ma jambe gauche cousue à ta jambe droite
siamois
une large couture zigzagant de nos bassins réunis à nos épaules
flan à flan
peaux jointes
pour la vie tu ris, rayonnante
tu as pris soin d’éponger le sang
des petites croûtes demeurent encore au long de la couture
dans deux ou trois jours, rien n’y paraîtra tu me rassures
tes doigts ont été agiles
tu as l’intelligence des gestes
et je n’ose rejeter une si belle preuve
je n’ai pas cousu nos têtes tu expliques
sinon, nous ne pourrions plus nous embrasser
et je lutte si bien que j’arrive à extraire un sourire de ma grande répulsion.

Eric Pessan

 

 


L'insomnie

elle dort
avec un homme
qui vit sa vie la nuit
en passant
d'un poème à l'autre
sans se retourner
le matin au réveil
elle ne lui pose aucune question
car elle sait
que chacune de ses réponses
serait comme un nuage pluvieux
revenu de nulle part
et cherchant après perdu
car elle sait

Jean Marc Flahaut

 

 


Une grande impatience

au bout d'un moment
tout le monde en avait marre
d'attendre le signal
il y en avait un qui
pétait les plombs en premier
et les autres suivaient
en définitive ça se terminait
toujours pareil
dans le feu les cris
et les débris de verre
alors que l'objectif de départ
était peace and love
c'était comme une fatalité
mais ça permettait de faire le plein
de fringues de matériel

Daniel Labedan

 

 

 

 


Natividad

nous y sommes
c'est ici et maintenant
la fin et le commencement
en nous mêmes
j'aimerais qu'ils disent
ou changent
ou décident quelque chose
mettre le feu aux rochers
détacher le chien d'Habacuc
je ne sais pas moi
mais ils ne font rien
c'est en nous
juste toi et moi
et seulement nous

Jean Marc Flahaut

 

 


Poème de tristesse, 1

j’écris mes rêves sur des petites fiches bristol
que je colle sur mon frigo
plusieurs nuits d’affilée avec toi
prendre notre petit-déjeuner dans un jardin
faire l’amour un après-midi de pluie

les jours passent et mes vœux ne se réalisent pas
je finis pas décrocher les fiches
pour écrire au dos la liste des courses
à faire au supermarché

Cécile Thibesard

 

 


Des jouets

il n’y a pas besoin d’attendre l’arrivée du soir
pour écrire le soir
tous les jours avec toi
des lunes sortent de ma tête
se posent sur le balcon
parce que tous les poètes savent que la poésie
est un gigantesque mensonge
nécessaire
à la vérité qu’on n’arrive pas à dire
et je te regarde sans que tu le saches
jouer dans ta chambre
au papa et à la maman
avec des ours en peluche
et des baigneurs en plastique
à qui tu expliques en surarticulant
que s’ils ne sont pas sages
ils n’auront pas d’histoire
juste avant de dormir
et je me demande si tu imites l’écrivain
ou tes parents fatigués par leur journée.

Thierry Radière

 


Un vent de panique

Pour une fois dans ta vie
pour une fois
sois un homme
dit-elle
quittant le vide ordinaire de
nos conversations.
As-tu couché avec elle ?
Est-ce que tu m'aimes encore ?
Dois-je paniquer ?
Raye les mentions inutiles.

Pascal Duvergé

 


La fille en voie d'effacement

Sonora glissait
étrangère muette et instable
son regard éteint traversant la matière
et seule la présence de liquides pouvait
la détourner de ses itinéraires courbes
elle buvait tout ce qui était buvable
alcool, parfum, détergents ménagers
comme si elle devait se nettoyer
au-dedans jusqu'à en devenir
aussi pure qu'un lac d'altitude.

Daniel Labedan

 

 

 

 


Protocole

il avance tranquillement
les semelles alourdies par la boue
dans sa poche, le téléphone vibre
il l’ignore
le chien remue la queue
le téléphone ne vibre plus
c’était sûrement Laura
il ne sait pas trop
si c’est à lui
ou à elle de s’excuser

Marlène T.

 

 


La bonne vieille machine

Et de l’autre côté
C’est à dire où je suis
Je compose
Une ligne subsidiaire
Un point trois parenthèses
Une croix plus underscore
Sur une bonne vieille machine
Me revient par erreur
La poussière
J’entends enfin
Quoi?
Le soir pluvieux
Quoi?
La musique
La langue sur les lèvres
Du poème
Mon vieil amour en tête
Comme l'éclair

Caroline Cranskens

 

 


Dancefloor


elle se sent comme une paille à rayures
dans un verre de Bordeaux
elle s'assoit dans un coin
et enquille les pastis
sans même prendre la peine de
sourire à ces visages parfaits
vissés sur des corps animés
par des mouvements désinvoltes
ondulants au rythme de la musique
son vieux jean la serre au ventre
elle l'a acheté chez Vêti il y a longtemps
(son prix était encore en francs)
elle a un peu honte de sa tenue
et se demande ce qu’elle fout là
au lieu d'être au lit avec un bon bouquin
elle pense à des tas de trucs terre-à-terre
à l’inscription de ses enfants à la cantine
à la lessive oubliée dans le tambour
se dit qu’elle ferait mieux de partir
et puis croise un ami aussi perdu qu'elle

Marlène T.

 

 


Visage ancien

dans mes rêves on me proposait
de sauter par la fenêtre
puis d’ouvrir le tiroir où se planque
ce qui brûle et ferme les yeux
ou peut-être bien rien d’autre
que des bons-à-tirer pour la photocopieuse
dans mes jours on prenait grand soin
d’astiquer ce qui ne brillait pas
on riait devant mes balbutiements
mes émois tardifs
mon quartier chinois
transformé en no man’s land.

Caroline Cranskens

 

 


Les absents

à l’étage du dessous
un couple de
retraités
dans un trois pièces
propre
et toujours
bien entretenu
ne sort que très
rarement
à l’étage du dessus
il n’y a que le chant
marginal
de quelques oiseaux
perchés sur les tuiles
rouges du toit
au creux
d’autres toits
et la ville
autour
le reste est
sans importance
depuis trop longtemps
c’est à peine
si nous résidons

en présence
de nos deux
chairs

Thierry Roquet

 

 


Des nuits chromatiques

il se souvenait d'endroits étranges
de lieux exotiques
ainsi que d'autres
pareillement inavouables
le Waikiki Gun Club
par exemple
où il aimait tirer
à bout portant
sur de jeunes filles
frêles et sans casque de protection
à l'aide de billes de peinture bleue

Jean Marc Flahaut

 

 


Chemin vert

tu regardes en l' air
ça ne s’épelle qu’une fois, il disait
you’re so cute
badadi dadi dadidoum

au milieu des cris d’émeute
les gens ont des ailes qui leur poussent ailleurs
le ciel tambourine
je suis au numéro 1 de la rue Magritte
avec Yvonne qui débloque au 6ème dessous
et Firmin qui transpire comme un boeuf
on frappe
au milieu des cris d’enfants
en ville moi seule et je croise
comment dormir
si loin de mon vieux paradis
à ne dire rien
et luire éternellement
c’est la route
qu’on m’avait promise

si seulement j’étais n’importe où
mais ce qui coule dans mes veines
c’est ici
à ne sauver que deux trois mecs qui passent
on se claque dans les bras
de toutes les autres villes

merci pour le stylo feutre
je le respire tous les soirs
merci pour les 30 euros surtout

cet air que tu regardes
je cherche le remède radical
à me défaire du sine qua non
the moon is blinding
badadi dadoum dam

en plein milieu acide
il manque une porte
à ce jour parfait.

Caroline Cranskens

 

 

 

 

 


Princess Bright

elle a prononcé
ses premiers mots
de français
quand on a pris
un verre ensemble
il y a cinq ans
elle avait hâte
de balbutier
la même langue
de baragouiner
les mots utiles
elle m’a dit
plus tard combien
elle avait du mal
à s’y faire
ici et que
ce n’était pas
forcément la faute
des autres
je n’ai pas compris
sur le coup que
c’était en quelque sorte
notre chant du cygne.

Thierry Roquet

 

 


Hanzomon, ligne 11

debout sur le quai du métro
minaki regarde les gens autour d’elle
pense avec tristesse à la distance
qui sépare chaque personne d’une autre

lorsqu’elle était avec keiichiro
certains jours elle avait l’impression
qu’une grande force les unissait
leurs étreintes avaient alors une douceur particulière
mais d’autres fois il lui semblait
qu’ils ne se comprenaient plus l’un l’autre
et que leurs gestes se heurtaient en permanence
dans ces moments-là minaki se sentait délaissée et disait
tu ne m’aimes plus
tu as quelqu’un d’autre
keiichiro lui répondait que son amour pour elle était inchangé
mais ces paroles ne parvenaient pas à l’apaiser complètement

assise dans le wagon minaki regarde l’homme assis à côté d’elle
les yeux fermés elle respire le parfum de son eau de toilette
songe qu’elle aimerait se retrouver nue dans une chambre avec cet homme
et coller son corps contre le sien

Cécile Thibesard

 

 

illustration Romain Slocombe, in Tokyo girl
éditions Magic-Strip, 1985

 

 


Superstar

dans un tunnel du s-bahn
entre heinesdorf et blankenburg
Gasss et Flexy font un graf
d'une grande étendue
au milieu des couleurs
emerge le visage d'ellen allien
qui les a marqués tous les deux
lors d'une nuit fantaisie organisée
par le label Bpitch Control

cette nana a des dons numériques
à côté d'elle Steve Jobs
passe pour un type avec
un quotient intellectuel de quarante maxi
en plus elle est plutôt belle
dit Gasss

ah bon tu trouves ?
moi j'aime pas trop ses lèvres
objecte Flexy

Daniel Labedan

 

 



Out, Ellen Allien

 

 


Point de vue & image

et si on se donnait
les moyens de passer un bel après-midi
on pourrait
se promener dans l'appartement
des étoiles filantes
tomberaient du plafond de la chambre et
des rires s'échapperaient du frigo
nos problèmes d'argent finiraient dans le lave linge et
nos conversations seraient plus rapides que dans un dessin animé

Jean Marc Flahaut

 

 


Petite ombrelle

dans son porte-monnaie de couleur rose
mika retrouve une petite ombrelle en papier
souvenir d’un cocktail aux couleurs fluorescentes
partagé avec hiroto au Jam Jam Drag
la soirée avait été joyeuse
plusieurs fois ils avaient échangé leurs assiettes
pour goûter les différents mets
puis à 23 heures hiroto était parti
et mika avait passé la nuit seule

elle retrouve régulièrement son amant
dans des bars des restaurants
des salles de cinéma
des chambres d’hôtel
ces lieux impersonnels
ne gardent aucune trace de leur histoire
et sont faits pour les gens de passage
nous n’aurons jamais d’album photos dans la bibliothèque
pense mika en déchirant la petite ombrelle

Cécile Thibesard

 

 



Unseen seen, Twinsistermoon
extrait de l'album The hollow mountain, 2009

 

Fantôme de classe

lorsque je tente
de me souvenir d’elle
et d’en parler
à un ami
je ne trouve rien
d’autre
dans ma mémoire
qu’un décalcomanie
de la mer des vapeurs
en train
de disparaître
sur un cartable
ce truc
définit ce qu’elle
représentait
pour moi
à l’époque
en quelque sorte

Jean Marc Flahaut

 

 

Galerie marchande

devant la vitrine
du magasin So cute
il montre un ensemble
gris-perle et dit
chérie j'aimerais vraiment
que tu portes des trucs
comme ça avec des
sous-vêtements sexy
noirs ou blancs en dentelle
des bas et des talons-aiguilles
elle lui répond d'une voix excédée
oh Herbert
depuis le temps
tu devrais avoir compris
que ce n'est pas du tout mon style
tu es bien comme les autres
rien ne t'accroche vraiment à part
le sexe et les séries genre Dragnet
j'en arrive à me demander
si tu n'aurais pas préféré
que je sois nymphomane
comme Jeannette Prentice
ou actrice dans
un peep-show
du centre-ville

Vlam Chevodisky

 

 

Toutes ces iles

tu te souviens quand tu étais petit
oh tu devais avoir huit dix ans
tu me coiffais de manière si drôle
je ressemblais à sagan
c’est vrai mes cheveux sont devenus
si fins avec le temps la maladie
ton père lui quand il est né
avait le cheveu fou et
ton grand-père ne se coiffait plus
sur la fin parce que je lui disais
fini la bagatelle
tu dois avoir une copine non ?
tu n’en dis jamais rien tu sais
mon enfance était bien différente
mon père n’était pas souvent là mais tout de même
nous ramenait toujours des souvenirs
des villes où il passait dans son bel uniforme
d’officier au long cours
Nouvelle-Orléans Carthagène
Panama Cayenne New York
et toutes ces îles
Martinique Haïti Cuba
ah toutes ces îles
les poupées
les coffrets
les colliers
mais je t’embrasse
on m'appelle pour le diner
tu sais je n’ai pas très faim
et tous les autres vieux là
ne pensent qu’à ça
manger ! manger !
ah profite de tout si seulement
ton père ne me volait pas
je te donnerais
oh profite
oui ! oui !
j'arrive

Stéphane Bernard

 

 


Dans le bois, Georges

c'est vide
là-dedans j'ai per
du le goût des gens
un jour j'arrivais plus à ouv
rir la bouche la langue accro
chée au palais j'ai tout quitté
pour sous
des quantités de ciel et feuil
les ici mon silence s'est
défait mais je parle
tout seul et
qu'à tout ça
même aux pier
res tout autour
de ma caba
ne en bois aux ar
bres ça m'est égal de
voir personne que les
ombres
des promeneurs le di
manche sur les chemins
on les voit mieux l'hiver c'est
nu
des fois on entend les chevaux
courir

Sophie G Lucas

 

 


Fly Emirates

à l'intérieur du périmètre
des villas conçues par
de célèbres architectes
des répliques
de palais marocains
de chateaux français
des pelouses immenses
des installations thermales
un golf un club hippique
une forêt sauvage
avec des toucans
et de gracieuses impalas
une île artificielle
aux échancrures secrètes
baignée par une eau filtrée
tout ceci avec
en arrière-plan
la tour Pentominium
dessinée par andrew bromberg
point culminant de Dubaï nouvelle
capitale du luxe

Daniel Labedan

 

 



Deux intouchables

du comptoir je l’aperçois
de profil assise
un verre une bouteille de soda
un cendrier posés devant elle
sur une table au plateau usé
elle semble attendre
l'air grave le regard perdu
d'une main elle fume une cigarette
de l'autre elle tortille entre ses doigts
une mèche de cheveux auburn
puis pose ses yeux sur moi
juste assez longtemps
pour me donner l'idée
d'un possible lien
mais à quoi bon ?
elle me regarde à nouveau
je finis ma bière blanche
en la regardant à la dérobée
dans le reflet des miroirs

Patrick Palaquer

 

 


Fais moi voir tes poèmes

fais moi voir tes poèmes
dit-il
et je lui en montre un
que je viens de terminer

il inspecte chaque phrase
dans le moindre
détail

on dirait une démonstration
gratuite
pour un détachant quelconque

très drôle
dit-il et maintenant
fais moi voir tes poèmes

Jean Marc Flahaut

 


 

 

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Je chante les causes perdues et crains celles qui ont triomphé.

W.B. YEATS

 

 

 

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