C'est ça le tango
J’ai longtemps suivi
l’âme
du tango
les pas sous la longue tristesse
de la pluie
l’eau glisse au milieu
de laquelle une bouche
vous condamne à la suivre
lentement
en tournant
sur vous et encore sur vous
J’ai cette âme
l’âme du tango
vrillée des pieds à la bouche
je mange en dansant
je mange mes pensées en dansant
en moi-même
et en les tournant
et retournant
jusqu’au bout
J’ai le tango et
c’est une lente histoire
une histoire de pas
et de « ne pas »
ne pas penser à autre chose
qu’à mon corps
quand il mange
mes pensées
en dansant
et ne pas penser à rien
mais à mes pas
et danser
et danser
Jacques Cauda
Image Jacques Cauda
Les fins de saisons
1
Béatrice se repose dans une chaise longue
du restaurant d’altitude Le Benetton
se dit que les choses se sont précipitées
serveurs bronzés identiques aux cheveux courts lunettes de soleil
affichent un air sûr façon moniteurs de ski se racontent des blagues de cul
plus loin un garçon commande un sandwich montagnard et une bière
il porte une combinaison très virile bleu anthracite avec rayures blanches
de marque Geographical Norway
il ressemble à quelqu’un de connu
lorsqu’il s’approche de la barrière pour regarder la vallée
2
certaines clientes reviennent depuis des années
au moment de la fonte des neiges
avec des histoires de vie
dont Stéphanie se fout
3
n’ayant finalement rien de mieux à faire
Paul et Magali décident de se rendre au square damé
à proximité du pont des Champions
où quelques personnes déjà se sont rassemblées car
du mardi au jeudi après-midi
s’y déroulent des animations
4
un peu plus tard il ira faire un tour vers le parking
à l’entrée de la station
où l’année dernière en fin d’après midi
elle lui a dit:
tu sais je crois que ce n’est pas
la peine
5
c’était une simple habituelle prévision matinale
mais dans ta voix quelque chose de glacial
laissait entendre
qu’il valait mieux ne rien souhaiter d’autre
qu’un niveau exceptionnel
d’enneigement
Jindra Kratochvil
Science-Frisco comme vous le voyez là
il ne sait plus très bien quoi faire
ni même où aller pour l’instant
il a une faim de loup et dans
son état ça suffit à le rassurer
alors il décide de prendre la vie de cours
en poussant les portes d’un restaurant
de poissons dans Fisherman’s Wharf
au lieu de rejoindre un groupe de badauds
assis près du pont aux otaries
alors bon c’est vrai
Le restaurant est plutôt chouette
avec une vue grandiose sur la baie
et le rocher de Pop Gun Kelly
à peine installé
une vieille femme
la serveuse
s’approche en traînant la jambe
pour prendre la commande
repassez un peu plus tard
dit-il
je vous ferais signe
quand ça sera le moment
la serveuse obéit
mais sa jambe lui fait toujours
un mal de chien
plus tard
on lui apporte une salade césar
une soupe aux palourdes
un demi crabe dormeur dans un bouillon de tomates
et deux douzaines d’huitres
puis un deux et même trois desserts maison
qu’il s’empresse d’engloutir
car la vie est trop courte
et ces machins-là
décidément trop petits
il jette un coup d’œil
à la serveuse
en train de faire autre chose
à l’autre bout du restaurant
il trouve que cette vieille femme
la serveuse
c’est le portrait craché de sa mère
elle porte les cheveux longs
et ils sont blancs
et tirés en arrière par un chignon
et son regard est perdu
est accroché quelque part
comme un bout
de vêtement à une poignée de porte
dans une maison vide
ma pauvre petite maman
serveuse dans un restaurant de poissons
quelle ironie
songe-t-il
en observant un client qui porte une casquette
un polo et la casquette des Giants
et gratte le fond de sa pince de
crabe avec un pic
histoire d’en avoir pour son fric
car ici comme ailleurs
la vie est toujours une question d’argent
au moment de partir
il parcoure le bas de l’addition
et découvre que sa propre mère réincarnée en serveuse
de restaurant se fait appeler Marilyn
plutôt troublant
non ?
au loin
on entend une voix de femme qui demande
où étais-tu passé ?
et puis le bruit des vagues et puis plus rien
jusqu’au lendemain
Jean Marc Flahaut
photo Hadda B.
La vie entre entre mon grenier
et ma cave la mer
coule par le robinet
du soir transportant
dans ses vagues
des meubles refaits
des étoiles en miettes
jetées aux moineaux
pour les malles
et les vins des mythes
restés là ancrés
sur le sable du
rêve la terre des
contes remuée
à chaque pas
d’écrivain
Thierry Radière
Atlas des iles abandonnées île Rodolphe
île Solitude
île Diego Garcia
île Keeling du Sud
île Sainte Hélène
île de l'Ascension
il
îles Cocos
île de Pâques
île Clipperton
île Soccoro
île Saint Pierre
n'est
île de la Déception
île Trindate
île Tristan de Cunha
plus
île de la Possession
île aux Ours
île Solitude
dans
île Mac Quarie
île Atlanssov
île Pitcairn
mon
île Antipode
île Fangatanfa
île Robinson Crusoe
lit
Nathalie Guen
Lessive Les pommes sur ton foulard
l’impression de revenir de ne voir
cet ocre qu’à l’occasion d’un été chaud
les voix dans les feuilles diffuses les pas
jusqu’à soi ; l’automne est dans l’été
et le foulard pendu à ton cou
se pend sur le fil à linge dont je me sers
comme ligne de conduite au-dessus du vide
des HLM plus hautes aujourd’hui qu’hier
Fabrice Farre
il a / il est 1
il a retrouvé une vieille photo
de son enfance
Où il pose avec sa mère
& son frère
plus jeune que lui
il y a des sourires
du soleil de l’ombre
la mer en arrière-plan
quelques bateaux de plaisance
des inconnus qui auraient dû
se trouver hors du cadre
notamment ce vieil homme
au cheveu rare et blanc
assis sur un banc
le regard tourné vers l’objectif
en train de s’incruster
dans les souvenirs d’une famille
qu’il n’a jamais connu
et ne reverra jamais
2
Il est
des jours de peu
qui passent inaperçus
le fil du temps
les égrène
avec lenteur
des jours qui
ne s’incrustent pas
dans la mémoire
ce sont des jours
comme ça
amalgamés
qui font
un réceptacle facile
Pour
le tendrement
&
le confortable
composent
une vie
d’ensemble
acceptable
Thierry Roquet
Du lever au coucher
j’ai bien remarqué :
c’est le matin
que les visions sont
à peu près nettes
de rêve et de vie
au fur et à mesure
de la journée même
si le soleil repose
l’encre des choses
ou la pluie lave les
cahiers au grenier
tout finit par pencher
lentement avec les heures
les bains et les lectures
Thierry Radière
Il ne se passe rien
il ne se passe rien mais je ne m'ennuie pas
le soleil va vers le vide
je suis bien là
comme si j'étais chez moi
comme si j'étais très loin
comme si j'étais tout seul
la vie en caravane me recharge le cœur
me berce le bide me donne à réfléchir
je suis bien là
je m'amuse avec les stéréotypes autant que faire se peut
je profite un peu de la fenêtre météo
de l'insuline de l'air sublime qui passe soudain sur l'île
du graphisme étrange des arbres
des grands oiseaux inquiets
des grands oiseaux tranquilles
hein?
ouais
le créneau est parfait
je suis bien là
je continue d'aimer tout en continuant à me méfier
et je revisse mes yeux rincés dans les sérums limpides
servis par la verdure juste avant la nuit
et mes oreilles ont soif aussi que j'étanche aussitôt à la source
qui paye en liquide
ça veut dire que la musique remplit l'espace de toute sa classe
ça veut dire ferveur
ça veut dire fragilité
ça veut dire jolies sensations au niveau du scrotum
ça veut dire que je sais maintenant
que je n'aurais ni le loisir ni le temps
de choisir la couleur de mon slip
quand le Seigneur me rappellera à ses côtés
liberté de mouvement coton extensible
je suis bien là
les pâtes sont en train de cuire
les paradoxes sont en train de m'instruire
comme d'habitude les seules promesses que je tiens
sont celles que je ne fais pas
il ne se passe rien mais je ne m'ennuie pas
le soleil va vers le vide
je suis bien là
Heptanes Fraxion
Anonyme
Un voyage en Pologne (#2)
l’histoire
commence dans chaque bouche recommence
un sourire un silence
lourds de sens un geste tu sais
une mèche de cheveux qu’on remet en place tu sais
c’est une longue histoire non
elle ne se répète pas et notre silence en dit long un sourire
on peut tenir la vie par une seule mèche de cheveux l’histoire
ne se répète pas je continue à dire c’est nous
qui ne voulons voir que ce qu’on sait déjà
entendre seulement
les cris du passé mais ce qui crie
dans les vitrines
le cri qui court
les rues maintenant nous sommes
dans le centre-ville de crac-
ovie nos reflets
ne sont plus les mêmes dans les vitrines
et nous ne regardons pas ce que nous voyons
on n’entend pas les cris de ceux
qui vivent maintenant leurs cris leurs silences
leurs si lents
murmures qui montent sur la ville qui pèsent
nous ne voulons pas les entendre
pourtant l’histoire
n’est pas finie on tend l’oreille on glisse
derrière l’oreille
une mèche de cheveux
c’est pour mieux entendre mais on n’entend que les cris
qui ne sont plus là qui se sont tus ceux qui font
la rumeur du présent c’est tellement
à chaque instant que ça crie qu’on ne peut plus l’entendre
et je dis encore dans chaque bouche
l’histoire dit que l’histoire ne fait
que commencer dans chaque bouche
-à-oreille maintenant
comme toujours
Philippe Païni
Toi & ta petite vie parfaite On pourrait bien te haïr
ce serait si facile
de te haïr quand tu es
assise là
tellement parfaite
sur ton sofa crème avec
tes étagères sans aucune
trace de poussière
un cake aux pommes
encore tiède
un pot de café
des tasses
en porcelaine diaphane
et tes sourires
tes sourires bordel
lisses comme
dans les magazines
tes jolis vêtements
tes ongles peints
les gros yeux que tu fais
en entendant des gros mots
dans la bouche de
tes enfants
ta bonne humeur
inaltérable
dont on devine la source
quelque part
au creux de ta poitrine
magnifique
mais il y a cette ombre
planquée sous tes paupières
planquée sous le maquillage
planquée sous la surface
de ta petite vie
tellement parfaite
oui je pourrais te haïr
sans cette ombre
aperçue un jour
à la lisère de tes cils
Marlène Tissot
Photographie Gordon Parks
Un voyage en Pologne (#1)
le jour est une
presque nuit jusqu’à nuit noire
un clocher parfois tinte
étincelle un instant mais les heures
sont lourdes elles tombent
comme le plomb
si bas
si bas dans la boue
qu’une pointe de lumière ne peut rien
retenir
de la joie
ni rien percer
du mystère
de la tristesse
sur nos têtes un oiseau
passe et perd
une plume
c’est le temps
Philippe Païni
Album de l'est
je suis née dans une ville si petite
que son nom m’échappe dans un souffle
les syllabes l’usine la grande place vide de sens
mais je garde la rue le vélo la surface des choses
trois visages
la poussière orangée des jours qui se couchent
sans regret ni rage
l’escalier le 5ème étage la boîte à lettres rouillée
et les peupliers qui me causent toujours
à travers la cage du temps
là-bas
je suis encore petite et bien sage
Vera Kolessina
My little darling (chanson perdue) des enfants me sont passés au travers
des musiques
if you see my baby send her home to me
des désastres aussi
quand je rêvais mal
des hommes dans le ventre
et la blonde à mon adresse
avec son accent inventé pourri :
« ta vraie langue sweety
c'est celle tu comptes avec»
je compte rarement
sauf mes amants
que je quitte toujours
ça fait moins mal
je me débrouille
I'm mighty tired bein' all alone
à l'école
quand j'avais six sept ans
je jurais
comme un chien des quais
et les visages de mes amies
s'ouvraient en grand
je racontais aussi
ce que les grands faisaient au lit
j'aimais ça
l'affaire impossible dans leurs yeux
pour moi rien ne l'était
je voyais
des présences
des ombres
s'approcher la nuit
me prendre
quelque chose entre
la soumission
et la puissance
sûrement
j'aimais ça
ce qu'on faisait au lit
why don't you come home
la blonde me dit :
«c'est quoi ton nom sweety ? »
Kouki Rossi
Photographie Jean-François Jonvelle
Un funambule
retenu par un long séjour
sur un fil en équilibre
il a appris le dessin
à la limite des arbres
la ville sous ses pieds
les couleurs dans son
ventre d’épouvantail et ses
artères de vache
gauche rétrécies
comme des fêtes
à l’issue incertaine
Thierry Radière
Ecrire en live
j’aurais pu te dire
enfin voilà genre
les oiseaux qui étirent
le temps au-dessus de la ligne du linge
super pro les bêtes ça file tout net
sans becqueter
j’aurais pu te filer des bobards comme ça
à l’infini
droit dans le bec
avec des nuages autour et des mots has been
en-dessous
« les vastes portiques » quoi
mais bon
c’est quoi
ta nouvelle adresse mail
Vera Kolessina
BBD : Bathroom Broccoli Diary
je viens d’une petite ville
très pauvre et très chouette
là-bas tout ce qu’on a
on le donne
[ … ]
bon je suis
peut-être débile
mais je n’ai jamais vraiment trouvé
que ceux qui jouaient le rôle des méchants dans
Scream avaient des têtes de méchants
[ …]
la journée de la Paix
c’est ça - ouais
ils ont lâché la colombe
et elle est revenue
d’elle-même se foutre
dans la cage
tu aurais dû voir leur tête
à tous ces cons
[ … ]
cette connasse de prof
elle fait rien que me crier dessus
on dirait qu’elle
parle mitraillette première langue
[ … ]
au début
il faisait trop pitié tu vois
alors moi je culpabilisais à mort
de me fringuer comme ça devant lui
mais il a trop pris la confiance tu vois
alors j’ai fait ma salope
faut pas se prendre pour le boss
quand on est une victime
c’est tout c’est comme ça
Jean Marc Flahaut
On aimerait que ce soit la tête
on aimerait que ce soit le cœur
les organes nobles
mais non.
on se demande pourquoi l’homme a fragmenté son corps
et depuis quand ?
pourquoi le cœur siège des émotions ?
qui a décidé que tel ou tel bout de lui-même valait mieux qu’un autre ?
depuis les grecs ça dure
et le christianisme en a rajouté
en vérité, ça commence par les tripes
on est rendu aux chiottes dix fois par jour
ça se tord là-dedans
même s’il n’y a plus rien à expulser
ça grouille
ça se gèle
ça se serre douloureusement.
c’est le siège des sentiments
les tripes
toujours des frissons en déboulent et escaladent les nerfs
on a froid
on a chaud
et ce sont les tripes qui commandent
les articulations douloureuses, les insomnies, les jambes molles : les tripes
on est pathétique
on aimerait un emballement du cœur
ou une grande lumière
mais non
le pantalon sur les chevilles, on pleure notre amour
Eric Pessan
Oubli
C’était quand qu’au néant
nous jetions des cailloux
du bout de nos godasses
nos bouches à gros mots
fuyant les héritages
c’était quand dis le moi
que tu me vouvoyais
que nous cherchions le nom
de la gare perdue
où l’un l’autre attendrait
c’était quand qu’à ta voix
je me déshabillai
plus nue qu’une naissance
le corps lisse rivé
à tes yeux de seize ans
c’est quand qu’on ira où
tu connais ces fontaines
promptes à calmer le cri
qu’à leurs fonds kaolins
s’enfonceront nos plantes
c’est quand putain dis moi
que ta main ferme et douce
accrochée à ma nuque
secouera mon fou rire
encore
que de mes doigts
je fouillerai ta bouche
que tu parleras trop
et trop vite et tant pis
dis le moi c’est quand est-ce
à quelle heure qu’on s’aime
c’est pas déjà passé ?
oh non ne dis pas ça
Kouki Rossi
Mauvais temps
c'est un ciel de grande bousculade
où le vent pour un peu
ferait revenir des choses du passé
accompagnées de voix antiques
s'élevant avec le soir
le vent qui nous donne
des bourrades dans le dos
comme à des enfants
que l'on houspille pour une faute
cependant qu'une pie
surveille les environs
du haut d'une cheminée
part puis revient
pour une autre inspection
avant de filer
hors du cadre de la fenêtre
et de prendre son essor
dans une tête vide.
Michel Bourçon
Arrondir les angles
C’est un poème
sur la vie de tous les jours
parce que
c’est aussi un poème
sur la mémoire
que disait-il, déjà?
que je me lève chaque matin
pour accomplir des tâches
plus ou moins inutiles
c’est sans importance
non
ce n’est pas sans importance
parce que
c’est aussi un poème
sur le temps qui passe
mais je n’ai plus les horaires en tête
il y a quelque chose que je perds de vue
quelque chose de mécanique
que je ne parviens pas
à dire simplement dans mon poème
ce sont les habitudes et les partis pris
parce que
ce n’est pas un poème
sur la beauté
je ne sais pas ce qu’est la beauté
ni la laideur je vais de l’un
à l’autre naturellement
c’est un poème
sur le doute
sur ce que je ne connais pas exactement
on n’y fait pas grand étalage
du fraternel
parce que
je ne suis nulle part à mon aise
c’est un poème
comme ça
qu’on écrirait après une brève discussion
avec un mur
et une fenêtre sur la rue
en fin de compte
c’est un poème
sur la solitude je crois
Thierry Roquet
Photographie Jules Vernacular
L'embauche Où le regard s’attache à la tôle dans l’attente des tempêtes qui arracheront tout ça enfin un jour peut-être plus haut que ce matin feu rouge pas le choix on s’arrange avec le rêve en lambeau reste en bandoulière l’odeur des draps dans la poche est-ce que les autres aussi se taire surtout effacer l’expression du visage pas se faire piéger pour si peu vigilance remonter la vitre verrouiller chauffage soufflant dans la gorge goût du métal au ventre un fauve le col de la veste bien serré si jamais une averse une alerte peau pulsation ça pourrait tout aussi bien être le bruit de la radio sous les paupières un crissement de pneu mais rien n’éveille rien ne traverse rien n’arrête articulations rêches un coup d’œil au compteur prend possession des cordes aux corps espaces clos code de conduite je croise j’évite brume au-dessus des tours des éclats plein les entrepôts constituent encore le trajet
Arnaud Bourven
Coupé en deux ma mémoire revient
doucement
je ne reconnais rien de tout
ce dont elle se souvient
une partie de moi-même
s’est détachée de ma longue
traîne d’homme amoureux
avec par terre
les confettis
des carnavals d’autrefois
pour les oiseaux des chars
processionnaires
habitués à défiler
le sourire et la majesté
en vitrine
dans les rues
des villes
en fête
Thierry Radière
Partir en drapeau je n’ai pas
eu souvent
des larmes
j’endigue
au maxi
ça noie tout
à l’intérieur
un 3 juin
j’ai requis
le médecin
à l’hôpital
elle va
s’endormir,
partir
tout doucement ;
on est bien d’accord ?
j’ai quitté
la chambre
presque en courant
après lui avoir dit :
bonne nuit
maman
là, les pleurs
ont eu
leur victoire
sans drapeau
Jean-Christophe Belleveaux
Chemin faisant
Une poignée d’abeilles
comme versées
d’une louche
sont venues se rafraîchir
en haut
du volet clos
sur ma fenêtre
avant de le fermer,
j’observais
depuis leur point de vue
les alvéoles fractales
dessinées dans le goudron
de la route
cette langue grise et occitane
me parle
de trajets hasardeux
et j’aime sa séduction minimale
de menteuse étroite
tantôt courbe
et tantôt droite
longue à piétiner
et bonne à écouter
sur des kilomètres
quand je perds l’oreille
que l’on me prête
demain j’irai la prendre
et conter mes histoires
dans d’autres parloirs...
Anna de Sandre
Corsica Ferries tu crois que tu as compris
le chant le vent le bidule
mais aucune note ne reprend
l’instant où tu largues
les amarres ou autre chose
tu attends
le chant le vent le machin
et ça ne vient pas
et ton regard que tu caches
dans les espaces
sans contour
sache
que c’est vraiment –
mais non c’est une
blague
Vera Kolessina
Sept ricochets sur l'eau du lac
1 et tout ça comme si de rien n'était
ses mots comme des corn flakes me piquaient la langue
ma grand mère aurait dit étouffe chrétien ou crétin je sais plus
2 Smouroute Smouroute
chat d'imbécile
même pas de langue à donner
3 Si le jour je mange des fleurs en plastique
mange- moi
4
Même pas râlé pour aller à la messe qu'il a dit mon grand père
quand mémé elle a bouché ses artères
5 Lieux communs
pierres qui moussent
fosses communes de nos histoires
6 Un chat qui vous appelle
une sonnette à pousser
on fera rien avec ça
7 Des carottes
une sauterelle verte
un petit bec bleu
mitoyen
mis ensemble
mine de rien
ça réchauffe
(il a souri tellement profond
qu'on y voyait les dents manquantes)
Nathalie Guen
Photographie Vanessa Winship
Deux heureux
tous ceux que j’aime sont là
et je voudrais tellement être autrement
avec eux plus présent plus assis
moins sur le qui-vive des crépuscules
à rabâcher constamment
des reproches sur mon compte
des je-ne-sais quoi d’impalpable
me démangent depuis
que j’existe à rebours
nous échangeons des paroles des rires
des idées des soupirs que je trouve beaux
sans jamais le dire sur l'instant
mais bien plus tard seulement
à l’aurore sur une terrasse couverte de glycine
quand tous sont partis et que le téléphone
est coupé alors tous les deux nous nous parlons
de ce qui fait les jours heureux
recouchés l’un contre l’autre
sans nous en apercevoir au lit
Thierry Radière
Communauté provisoire
nos poèmes sont réservés
en priorité
aux mutilés de guerre
aux aveugles civils
aux invalides du travail
et infirmes civils
aux femmes enceintes
aux personnes accompagnées d'enfants
de moins de quatre ans
aux personnes âgées
à tout le monde et
à personne
en particulier
Jean Marc Flahaut
Une séance chez le psy je m’assois dans le fau
teuil Abdul me demande
s’il pleut je confirme
alors monsieur belleveaux ?
ça va très pas bien
je réponds mé
langé Abdul se met
des gouttes dans l’œil
je m’enquiers de sa santé
ridicule je n’ai qu’une en
vie = fuir
lui donner
10 minutes et 50 euros
sortir fumer ça
finit par arriver
dans la rue sou
lagé de rien mouillé
des miettes dont
ne veulent pas
les piafs
Jean Christophe Belleveaux
Etre une poussière dans leurs yeux Je cherche
dans le regard des gens
un endroit doux
un endroit tendre
je cherche quelque chose
à creuser quelque part où germer
mais c’est encore plus sec
que le carré de terre sèche
au fond de mon jardin
je cherche
dans le regard des gens
quelque chose à manger
quelque chose qui aurait
le goût d’un sentiment
peut-être même
quelque chose
de sincère à partager
Marlène Tissot
EMI/ NDE
quand on la regarde
de l’extérieur
tout semble à peu près normal
pourtant à certains moments
il lui est impossible
de prendre part à sa vie
son cerveau se comporte
comme s'il n'était pas concerné
son corps se déplace
ses lèvres remuent
forment des mots
de façon autonome
je m'observe en contre-plongée
elle dit
comme dans une
Expérience de Mort Imminente
Frédérique Breuil / Ester Modié
La petite multinationale
Des amis
sont au Sud
à vivre
la poésie
je passe
au matin
la frontière
pour en rejoindre
d'autres
c'est ainsi
malgré la distance :
nous restons
toujours ensemble
et nous bossons pour
notre maison mère
par delà
nos lointains
si proches.
Jean Louis Massot
Poème de Gardanne et de Follain
« Le Tintoret peignit sa fille morte »
Jean Follain
le père de Mady a fini dans l’acide
après avoir donné son corps malade d’amiante à la science
et sa fille n’a pas fait son portrait à Péchiney
le fils de Rolande ne lui parle plus depuis 23 ans
la mère de Paul le déteste et souhaite le voir mort
parce qu’il aimait sa grand-mère et a voulu ramener son corps
d’Italie en France
la Gestapo est venu arrêter le père de Mady sur dénonciation
et pourtant Rolande aime la peinture de Cézanne
qui a peint des fruits
des maisons ici à Gardanne
et dessine un cabanon où abriter sa chanson
Ce que ne sait pas le fils de l’une
la mère de l’autre
le père d’une autre
c’est que seule résiste la pomme rouge posée sur la table
dans la maison où vivaient Le Tintoret et sa fille
et où sont réunis aujourd’hui les pères et les enfants morts
Sylvie Durbec
Zélie
elle va mettre au monde sur un lit de paille
elle hurle crie appelle ses vieux les très vieux
(on ne sait même plus leur nom)
elle les appelle tous pour leur dire qu’elle va mettre au monde
elle crie sa douleur son sang qui la fracasse lui sort par le bas
elle s’accroupit puis attrape le corps qui s’échappe de sa chair
elle l’attrape le met sur sa poitrine pour en sentir l’odeur
écouter le premier cri
pleurer sa douleur
dans un tas de paille
elle l’enveloppe
lui serre les langes autour du corps
ses bras ne bougeront plus
elle lui enlève les mouvements du corps
l’enserre dans une bulle plus serrée qu’utérine
puis l’attache sur son dos
s’essuie le sang sur les jambes entre les cuisses
prend sa faux repart aux champs finir son rang
pliée en deux le ventre remué
Cécile Guivarch
Quatre femmes des Landes
Cliché Félix Arnaudin, non daté (entre 1890 et 1897)
Une absence de changement
c’est ça qui rend fou
la campagne imperturbable
résonne dans les veines telle
une sirène le premier mercredi
de chaque mois
on aurait envie de changer de jour
quand ça arrive
avec la nature qui est là
sans oreilles mais bien là
toujours pesante par endroit
où c’est déjà lourd sans elle
à transpirer sans que ça se voie
on repasse sur les traits
avec les arbres qui ne bougent plus
régulièrement vivants
bien verts et les insectes autour
jamais morts eux aussi
à virevolter à attendre
comme moi un passage secret
Thierry Radière
Sept mouchoirs
j’avais sept mouchoirs I had seven handkerchiefs
lundi Monday
mardi Tuesday
mercredi Wednesday
jeudi Thursday
vendredi Friday
samedi Saturday
dimanche Sunday
ma mère les rangeait my mother put them away
dans un tiroir in a drawer
entre les siens between her own
et ceux de mon père and those of my father
Les miens brodés mine were embroidered
animaux du jour with animals for each day
de la semaine and week
et de la nuit and night
prochaine and the night after
une couleur par jour one colour per day
lundi rouge mardi vert Monday red Tuesday green
mercredi bleu jeudi noir Wednesday blue Thursday black
vendredi jaune samedi gris Friday yellow Saturday grey
et dimanche doré and Sunday golden
tu as ton mouchoir you have your handkerchief
ma mère expliquait my mother explained to me
noué aux quatre coins knotted at all four corners
pour couvrir ta tête to cover your head
un nœud au coin one knot in the corner
pour te souvenir for you to remember
et aussi pour pleurer and then you can cry
et parfois te moucher and sometimes blow your nose
et au moment du départ and when you leave
pour nous dire au revoir you can wave us goodbye
Sylvie Durbec & Denis Hirson
Partie d'espace en ruines
quand je prends le volant
sur les routes enneigées
je suis un peu crispé
un peu vivant
je dérape parfois
exprès ou pas
il y a toujours de la musique
dans la voiture
je me demande si je vais finir au fossé
en écoutant heart and soul
si je vais me briser trois côtes
comme c’est déjà arrivé
si je serai plus désemparé
ou alors non
juste j’ouvrirai la portière
pourquoi je suis là ?
me demanderai-je
une fois de plus
de façon anecdotique ou plus large
oh je sais que ce n’est pas
la bonne formulation
qu’il n’y en a pas
de bonne ni de mauvaise
qu’il va falloir marcher dans la neige
avec des godasses pas faites pour ça
que la respiration se fait
de manière réflexe
que je n’ai pas l’interrupteur
qu’il faut faire autrement
accepter d’avoir froid
dans un premier temps
Jean-Christophe Belleveaux
Cité Solitude
ce fut à l’heure où
les volets punissent les rêveurs
qu’ils se sont décidés
une bonne fois à tout mettre
au pluriel depuis
ils gavent des paniers
se passent le couteau
laissent fondre le sexe
des oursins
dans leurs bouches
s’en retournent à l’écume
ils ont froid
ils sont loin
pour rire
un peu c’est mieux
ils dorment mélangés
leurs aveux pour valises
des poches sous les yeux
en voyageurs du vide
boivent aux coupes pleines
agrippés aux semelles
du mistral
ils quittent
les tourments
de la ville vorace
réinventent du chaud
se rendent à la terre
aux greniers
aux fourrures
aux chaussures oubliées
près de la malle en bois
Kouki Rossi
C'est loin la Laponie Il y a la mer et la neige,
et dans une barge
laissée à quai
une brune
ronde
et longuement
nattée.
De l’or froissé
écorche
ses yeux vairons,
et de la poudre
blanche
accrochée
à ses jupons
rappelle
qu’on est dimanche
et qu’elle lisait
des nouvelles
de Norvège.
Anna de Sandre
L'arrêt Bonnafous
J'ai jeté un coup d'œil
au ciel vide
malgré quelques taches
bleu canard
avant de monter
dans le bus
qui allait
dans le trou du cul
de la ville.
Je venais de quitter
le vingt-quatre de la rue
Philibert de la Mare
des gens pas très bien
et un chat enterré
sous la terre du jardin
dont je ne me suis jamais
occupée.
Sur le trajet j'ai repensé
à ce que je pourrais raconter
aux nouvelles gens
que je voulais aimer
et puis le chauffeur
a gueulé
parce que je fumais
une clope
alors j'ai ouvert
une fenêtre.
Les contrôleurs
m'ont débarquée
à l'arrêt Bonnafous
je tremblais
avec mon sac
qui me sciait
l'épaule
ils n'ont pas voulu
que je remonte
pour récupérer
mon gilet.
Vers le soir
j'ai eu faim
et j'ai lorgné
l'enseigne
d'une boulangerie
alors que ma main
dans la poche arrière
de mon futal roulait
un vieux ticket
de métro.
Un jeune clodo
affalé à droite
de la porte
flattait ses chiens
en me regardant
hésiter
et m'a tendu
une bière
que j'ai bue
assise par terre.
Il a souri
à la première pièce
qu'un type
m'a lancée.
Anna de Sandre
Etrangers il faudra faire avec
comme les poches
sous les yeux
avancer sans musique
depuis que plus rien n’existe
se dire que l’aventure
commence après
tous les voyages ratés
tu as beau te repasser
le film des îles parfaites
l’histoire des piétinements
sur la plage
les repas où les desserts
sont insipides
la colle ne bouge pas
les pièces sont immortelles
de ta barque bariolée
te servir du thé
t’écouter me dire
en attendant le jour
il y a des embarquements
muets
qui me transforment
en étranger du monde
avec toi
Thierry Radière
Des petites terres
au tout début
la terre est une banlieue
elle est marron foncé
découpée en jardinets
parcourue de rues plutôt propres
ponctuée de centres commerciaux
et de zone d’activités
on y a bâti aussi des maisons
et dans les intervalles en friche
poussent des pommiers tristes
des sureaux des troènes
un jour au dessus de cette terre passe le Concorde
et mon père dit
il est beau cet avion mais il fait beaucoup de bruit
cette terre initiale s’étend ensuite
devient une forêt striée de troncs rectilignes
bourrée de genêts
de caresses
de marchand de sable
d’amour sans condition
puis la terre
devient
la mer
et les vagues
le surf
la transgression
les filles
la nuit
le Velvet
Alan Vega & Suicide
les baisers
le sexe
tout ça
se mélange sur cette terre
pour en faire
une sorte de lieu
à la fois sacré et répugnant
ou je t’enterre
un jour de mai
ou je vais autant que possible
retrouver ton fantôme
au détour d’un parfum
de bruyère
devient
plus abstraite
s’envole
vers l’apprentissage
des textes
des langues
des sciences humaines ou exactes
des systèmes complexes
et de l’histoire
ou se cachent
les mythologies
et les monstres
et cette terre aérienne
sans contours très définis
se grime parfois
en Palace
en Rose Bonbon
en Nouvelle Eve
se peuple d’étranges personnes
qui érigent
des mobiles de lumière
qui jouent des airs dansants avec
des instruments bricolés
qui montent sur une chaise
chantent des chansons de Joe Dassin
m’ invitent à des barbecue-parties
ou à des soirées costumées
animent des groupes de parole
m’ initient à l’incertitude
puis à l’abandon
et la terre
fait grève à Radio France
regarde Mars du coin de l’œil
épuise son énergie
réduit ses distances
calcule mieux sa position
invente le tgv
se couvre
d’une population considérable
et cette population considérable
regarde le ciel
jaune et chargé de poussières
et espère la venue
d’un crétin spatial
à moitié à poil
et auréolé de lumière
enfin sur la terre
ma mère m’appelle
pour savoir si avec mon amie Princesse Stella
on vient la voir à Noël
et quand je lui dis oui
elle répond
tu ne peux pas savoir comme tu me fais plaisir
Daniel Labedan
Général Hiver
on dégage un peu de neige et
c'est là qu'on
trouve un oiseau mort (une
mésange)
on reste un moment à
le regarder à
espérer qu'il s'envole
peut-être on
ne sait pas quoi faire
on finit par le prendre
dans ses mains
(on ôte ses gants)
on le
retourne on le
soupèse
on ne se décide pas à
le jeter dans la poubelle
ça parait déplacé
on fait
le tour du jardin
l'oiseau serré contre
soi
on s'arrête près de la haie on
se glisse à plat ventre
sous les buissons (gelés) là
où il n'y a pas de
neige
(la veste qui remonte le
froid sur le corps)
on pose l'oiseau (à côté tout à
côté)
on commence à creuser avec
une pierre les mains nues
près d'une heure allongée (dans la neige)
si longtemps qu'on croirait
creuser un trou pour
tout un homme
on dépose l'oiseau
dans sa petite tombe on
le recouvre de terre et
quand on se relève
(des voix de l'autre
côté)
on remarque l'empreinte
de son propre corps dans la neige
c'est à ce moment-là
qu'on sent que ça tombe (les
larmes)
Sophie g Lucas
Tombeau de Gudrun L.
L’escalier, la bibliothèque, le livre que tu as pris
pour étudier pour enseigner
le même décor, la même nuit
pour la vie et pour la mort aussi :
l’escalier, la bibliothèque, le livre que tu as pris
et tomber dans l’escalier.
Au XVIIième siècle un certain monsieur de Blancrocher est tombé dans les escaliers. Il en est mort, comme toi. C’était un musicien célèbre (il jouait du luth) et les plus grands compositeurs de son temps ont écrit des tombeaux pour lui : Louis Couperin, l'organiste et Johann Jakob Froberger, l’ami allemand, le virtuose du clavier, et puis d’autres encore, je ne me souviens plus des noms. On peut toujours entendre leurs chants, le chant du Français et le chant de l’Allemand, c’est pour le clavecin, c’est très beau. C’est très beau aussi l’amitié entre le luthiste Français et l’Allemand : c’est dans les bras de Froberger, parait-il, que Blancrocher est mort.
Une amie qui fut aussi l’une de tes amies me dit :
je suis restée trois jours à regarder par la fenêtre
en me disant voilà, je regarde le ciel, les nuages,
je regarde ce que Gudrun ne peut plus regarder.
Lucile Deslignières
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