au portable
elle me dit
qu’elle est en voiture
sur une route de campagne
bloquée par un troupeau de moutons
un embouteillage de moutons
à Paris derrière mes volets clos
j’imagine la scène
je donnerais cher
en ce moment
pour être à côté d’elle
en voiture
même si c’est la place
du mort
Patrick Palaquer
Rapports protégés
adolescente j'essayais d'imiter sa manière
de poser les talons sur le sol
qui faisait se retourner les garçons
nous étions de la même ethnie
je l'ai revue au marché
elle a déballé ses achats
un string noir avec un volant de tulle rouge
des chaussures à talons hauts
je lui ai demandé si elle s'en sortait
depuis qu'elle était seule
elle m'a dit
oh tu sais je fais quelques gâteries
à 30 € chacune ça va vite
elle m'a offert un apéro
et comme elle avait un petit creux
je lui sorti un rouleau de printemps frais
que je venais d'acheter chez le Thaï
elle a oublié d'enlever le film plastique
pour le tremper dans la sauce
Catherine Frangias-Gaspérini
Si loin au sud
elle venait me chercher
à la gare St Charles
me tendait une carte
pour le bus et le métro
je lui donnais le bras
pour rentrer
elle appelait
son amie Madeleine
pour lui dire
« la petite est bien arrivée »
le lendemain au réveil
je trouvais un mot
derrière le bol
du petit déjeuner ma chérie, je suis partie
à l’intermarché
à tout à l’heure
Cécile Thibesard
Pin-pon
après l'amour
tu m'as dit
je ne veux pas que tu m'aimes
comme je ne répondais pas
tu m'as demandé
s'il m'arrive quelque chose
quand on est ensemble
tu appellerais les secours ?
Catherine Frangias-Gaspérini
Le retour des mods
j’en avais assez
des cheveux longs
je les ai fait couper
pour 7€
chez le pakistanais
il y avait de la musique indienne
des gens assis
qui ne faisaient rien
le coiffeur n’a pas dit un mot
j’ai montré une vieille photo d’identité
je lui ai dit « comme ça »
il a commencé à faire cliqueter ses ciseaux
puis à tailler dans la masse
au bout de dix minutes
il s’est arrêté
j’ai ressorti la photo
j’ai dit « encore »
il a repris son cliquetis
il s’est arrêté cinq minutes après
j’ai redit « encore »
je suis sorti content
mais je suis certain
qu’elle trouvera ça trop court
Patrick Palaquer
Un stratagème
pour qu’ils
fassent moins de bruit
il décide
de faire croire à ses
voisins
qu’un enfant vit chez
lui le matin
de Noel
il achète un
baigneur dans un grand
magasin
et fait les cent pas
toute la journée
devant les fenêtres de
son immeuble
qu’on le voit bien faire
l’idiot avec
Jean Marc Flahaut
La lune en plein soleil
je lui avais demandé
de m’envoyer une photo
de ses fesses
elle n’aime pas ses fesses
elle les trouve trop grosses
j’ai insisté
elle a dit non
non, non et non
j’ai abdiqué
on a parlé d’autre chose
une heure après
elle téléphonait
"ça y est" a-t-elle dit
"tu vas recevoir une photo
par email"
je me suis précipité au cybercafé
rien de rien
pas de fichier photo
je vais rappeler
Patrick Palaquer
Nous sommes là pour vous aider
il est arrivé à l'anpe
a présenté sa convocation
la réceptionniste lui a dit
qu'il était en avance de 10 minutes + un jour
parce que son rendez-vous était le lendemain
vous voyez a précisé la réceptionniste
c'est écrit là
le 6 mai
et nous sommes le 5
il est devenu pâle
a dit qu'il en avait assez de tous ces contrôles
de ces rendez-vous qui ne servaient à rien
de ces entretiens où il n'avait rien à dire
à une interlocutrice dont l'unique objectif
était de trouver une astuce pour le radier des listes
demain je ne reviendrai pas a-t-il conclu
mais le lendemain il est revenu
la réceptionniste était la même
il a dit
je suis revenu
elle lui a répondu
oui je vois ça
puis il est parti s'asseoir
sur une chaise vert pomme
et a attendu là
en regardant des gens tristes et silencieux
consulter des banques de données
ou des tableaux d'offres d'emploi
Daniel Labedan
Tes superpouvoirs mon amour
elle comprend mieux
et avant moi
ce que je devrais faire
comment je devrais réagir
avec le quotidien
les autres
et moi-même
elle a ses propres blessures
son vide intérieur
ses manques
pourtant elle lit en moi
comme en braille
elle me traduit sans peine
j’aimerai en faire autant pour elle
mais je n’ai pas sa clairvoyance
tout ce qui me rassure
c’est qu’elle aime
le son de ma voix
tu me berces dit-elle
Patrick Palaquer
Le dîner en famille
durant la soirée
je n'ai parlé à personne
de mes soucis
on a plaisanté
comme toujours depuis l'enfance
jamais rien de sérieux
jamais un sentiment intime
une confidence
toujours le mot pour rire
la vanne qui fait mouche
je suis rentré tard
un peu triste
un peu ivre aussi
par le métro
sur mon répondeur
il y avait un message
c'était sa voix
récitant un de mes poèmes
qu'elle avait trouvé sur internet
juste le poème
sans commentaires
j'ai écouté le message trois fois de suite
la musique de sa voix
une chose est sûre
mon poème grâce à elle
valait presque le coup
Patrick Palaquer
Note sur ta crise de cette nuit
les volets entrouverts laissent
passer un rayon de lune
qui grimpe lentement
sur ta cuisse immobile
depuis quelques minutes
ta respiration s'est apaisée
après un long combat tu as chassé la peur
et tu t'es endormi
c'est tellement épuisant
d'être son propre ennemi
Thomas Vinau
Méchamment désarticulé
Contort yourself, James Chance & The Contortions
Un faux air de Lydia Lunch
il passait sa vie à écrire
des romans
que personne ne prenait le
temps de lire
excepté
cette fille aux cheveux
noirs
elle était bien la seule
Jean Marc Flahaut
écrire son enfance
1 enfants nous venions toujours
passer quelques semaines
des vacances d’été
dans votre appartement de Bandol
tu nous emmenais
à la pêche aux oursins aux commissions chez le maraîcher
sur le port le soir
pour manger une glace
et faire un tour de manège
tu nous gâtais beaucoup
mamie te grondait un peu
et toi tu répondais mais ça leur fait tellement plaisir
aux petitous
2 tu as dit
si on allait voir l’océan ?
les enfants sont partis en courant
chercher leurs pelles et leurs seaux
j’ai pensé
aux dîners sur la terrasse
aux cabanes dans le jardin
à la lecture sous les pins
et à la douceur de l’air
Cécile Thibesard
Ligne dégroupée
au téléphone
j’entendais les oiseaux piailler
dans ton jardin
tu nommas le rouge-gorge
le geai
la mésange
tu m’as dit qu’ils allaient bientôt cesser leur chant
les oiseaux se couchent tôt
on a reparlé un peu
et puis soudainement
tu t’es mise à pleurer
j’ai cherché ce que j’avais bien pu dire
« C’est pas ta faute » as-tu sangloté
je t’ai consolé maladroitement
on console toujours maladroitement
les oiseaux s’étaient tus
tu avais raison
c’est ce qui m’énerve un peu chez toi
c’est que tu as toujours raison
Patrick Palaquer
De l'ombre et de la lumière
il faisait si beau ce jour là
dans les jardins du Palatino
allongé dans l'herbe
souriant, sans autre pensée
que le bleu du ciel
l'ocre des palais
la voix des gens
et puis les ombres
brisées sur les vieux murs
le jet d'eau d'une fontaine
tremblé à coups de vent
qui projetait des gouttes
juste trente secondes
avec du bleu et du vert
Patrick Palaquer
Grippe cosmique
je ne veux plus travailler
je ne veux plus écrire de poème
je ne veux plus être femme au foyer
je ne veux plus faire la vaisselle
je ne veux plus m’occuper du petit frère
je ne veux plus payer le loyer
je veux étudier les sursauts gammas
enfermé dans ma chambre
Jean Marc Flahaut
(photographie Hadda B.)
Deuxième mouvement
Tu as saisi mon visage
et tu as dit mais tu es belle
je le savais
puis tu m'as laissée mélanger
la salade
avec pour fond sonore
ta dernière composition
tu as sorti des photos de tes enfants
et tu as ajouté autre chose
que je n'ai pas voulu entendre
parce que ce soir là
il me suffisait d'être belle
et de manger
la salade
avec les doigts.
Catherine Frangias-Gaspérini
Europa Tour
tu m'as connu
au plus bas
tu m'as amené au plus haut
sous ce soleil de Rome
j'ai oublié
à quel point
j'allais mal
dans cet hôtel à Venise
je me suis senti renaître
la nuit nous nous perdions
dans le dédale des venelles
mais j'étais à ton bras
souriant
et puis ce fut Paris
au bar-tabac
en bas de chez toi
le dernier café que nous avons pris
j'ai écrasé ma cigarette
en te regardant t'éloigner
Patrick Palaquer
C'était trop tôt mon chou
je n’ai pas rêvé
il y avait un être
vivant
que nous avions créé
sans nom et sans visage
mais avec une histoire
pourtant je me suis retrouvée
le ventre vide
samedi vingt-six avril
à Malo
Olivia Profizi
Le surnom
depuis toutes ces années
tu m’appelles Petite
peut-être à cause
de mon allure adolescente
de nos dix ans d’écart
ou de mes remarques naïves
Cécile Thibesard
La pire princesse du monde
j'imagine ta main caresser son ventre
ce salopard doit avoir l'impression
de découvrir l’eldorado
ne me demande pas de
retrouver une nouvelle amie
et de reconstruire ma vie
c'est vraiment impossible
ce voyage avec toi était le plus beau
de toute mon existence et de loin
il m'a mené jusqu'au nirvana
je t'en remercie princesse
maintenant je regarde ce qu'il me reste
à vivre et je ne vois rien qui vaille
la peine d'ouvrir les yeux
et de se sentir plein de feu
Daniel Labedan
Flames of love, Shahram Nazeri
Une question de 56 kilos
toute ma vie
je me demanderai
si j'étais bien l'homme
qu'il te fallait
vraiment
dès qu'on s'est connu
je me suis posé cette question
quand j'y pense maintenant
j'ai au moins deux ou trois noms
de rivaux
qui me reviennent à l'esprit
tu me traites de jaloux
je hausse les épaules
mais je rumine
en silence
Patrick Palaquer
Ecrire à un ami dans le pétrin
Mon ami, ici les jours rallongent, le soleil brille et les abeilles font leurs nids. Bizarrement c'est lorsqu'il fait beau que je pense le plus à toi. Tes enfants grandissent bien je crois, je ne les vois pas souvent. Aujourd'hui est un vrai jour de printemps. Tout est dégagé, léger, le ciel bleu fait du bien. Lorsque j'ai commencé à penser à toi, j'étais assis dans l'ombre d'un salon poussiéreux. Une musique triste tournait dans le poste. Très vite je me suis dis que ce n'était pas la bonne solution. Pour aucun de nous deux. J'ai pris une orange et je suis allé m'asseoir pieds nus dans l'herbe. Je me suis occupé des pousses qui germaient dans les pots tout autour du jardin, et puis je suis resté là, longtemps, dans la lumière d'avril. C'est la moindre des choses que je pouvais faire pour toi.
Thomas Vinau
L'incroyable Hulk
L’incroyable Hulk
a beau être
devenu une vedette
du petit écran
il garde les pieds
sur terre
et n’oublie pas
ses débuts
en couleurs
dans la bande dessinée
Jean Marc Flahaut
factory 67
c’est arrivé en allant à la poste
tu marchais
d’un pas tranquille et décidé
tu marchais dans la lumière
l’air était frais mais tu n’avais pas froid
les trottoirs luisaient
une belle femme t’a souri au travers d’une vitrine
tu t'es senti fort
quelque chose coulait dans tes veines
quelque chose de différent
tu as eu l’impression d’être
le personnage d’un film
le centre d’une histoire
une musique imaginaire
rythmait tes pas
rêche et irradiante
Thomas Vinau
Femme fatale, Velvet Underground & Nico
Revenir au pays des genêts
ma mère dit que je lui manque
et qu'un fils qui ne voit pas sa mère
pendant huit mois est un mauvais fils
alors je vais la voir
je prends aussi la perceuse
les mèches, les vis, les chevilles
et la caisse à outils
parce qu'elle m'a demandé
avec une petite voix pendant que tu seras là
tu pourras me réparer deux ou trois
petites choses ?
Vlam Chevodisky
Juillet là-bas
le long de la voie ferrée
on chasse les lézards
il fait chaud
les rails sont brûlants
les lézards sur le ballast
immobiles
se chauffent au soleil
on les attrape sans mal
même l’ombre de nos gestes
ne les fait pas fuir
ça sent le goudron
les cailloux surchauffés
la poussière
le fer rouillé
le vent chaud
les arbres chauds
les herbes hautes
les wagons de marchandises
à l’abandon
se délabrent
sur une voie de garage
Patrick Palaquer
Monsieur Timide
au lycée
j’étais tombée amoureuse
d’un garçon
qui s’appelait Shaun
je lui avais écrit une lettre
pour lui avouer mes sentiments
il m’avait invitée à faire
une balade à Montmartre
m’avait montré les fresques murales
de la station Abesses
c’était bien mais
j’aurais préféré
qu’il m’embrasse
Cécile Thibesard
Ton retour
hier j’ai vu Bashung
à la télévision
il chantait vêtu
d'un costume genre croque-mort
de la Nouvelle-Orléans
j’ai toujours aimé ce type
ses paroles et
sa discrétion
mais hier il avait l’air si
fatigué
un chapeau dissimulait
son crâne rasé
et je crois qu’il n’avait plus
de sourcil
j’ai eu peur
en plus tu ne rentrais pas
il était déjà tard
Thomas Vinau
Point, ligne, etc
ce matin
rien que l’idée
de faire un dessin au pastel
m’énerve
feuille blanche
idées noires
ou alors c’est le café
qui me tape sur les nerfs
par où commencer ?
quelles formes tracer?
exaspérant de ne pas savoir
où on va
choisir les couleurs
les bonnes harmonies
ne pas surcharger
pour quel résultat ?
dessiner est énervant
parce que ce matin
ça ressemble trop
à ma vie.
Patrick Palaquer
Derniers rayons
en fin de journée
le soleil ne pénètre plus
que par l'unique carreau
de la cuisine
c'est dans ce carré
de lumière chaude
qu'il s'est assis
pour l'attendre
Thomas Vinau
1796
sa foi dans un monde neuf
elle aime Thomas Pynchon
la cicatrice qu’elle porte
sur la fesse
la moue qu’elle fait quand
je ne suis pas d’accord avec elle la nuit du chasseur
est son film préféré
sa désobéissance consciente à l’ordre établi
ses silences
le badge d’Elliott Smith sur son sac
elle raffole des fruits de mer
elle est soupe au lait
Jean Marc Flahaut
Signe lita, chant médiéval de Norvège
interprété par Agnes Ben Garnas & Jan Garbar
Le corps & l'esprit
je suis électrique
mon corps envoie mille
décharges même lorsque je suis
loin de toi does the body rule the mind
or does the mind rule the body
i don’t know
tu te souviens de ces paroles
quand nous avions quatorze ans
toi et moi nous écoutions les mêmes chansons
alors que nous ne nous connaissions pas
je ne t’ai pas entendu partir ce matin
je bois mon deuxième café
alors que mes viscères fabriquent
une nouvelle vie
Olivia Profizi
Un absent
ma grand-mère parlait peu
de l’homme
qui lui avait donné sept enfants
mais l’avait laissée seule
pour les élever
de lui je sais simplement
qu’il s’appelait Maurice
était cultivé et élégant
avait les mêmes yeux bleus
que mon père
Cécile Thibesard
Apprendre à être triste
j'étais amoureux d’une copine de ma sœur
personne ne le savait
elle n'était pas belle
mais elle me plaisait
à l’heure du départ
j'ai tourné autour de la voiture
de ses parents
le nœud au ventre mais en souriant
on s'est fait la bise
elle a rougi
moi aussi
la voiture a démarré
je l'ai regardée s’éloigner
la copine de ma soeur s’est tournée
pour faire un signe de la main
par la lunette arrière
elle avait les larmes aux yeux
j’étais triste.
À Paris on s’est revu
elle a joué tout l’après-midi avec ma sœur
pas un regard pour moi
ça ne m’a rien fait
je m’ennuyais c’est tout
en partant on s’est fait la bise.
Patrick Palaquer
Vue d'ensemble
j'ai complètement oublié que le monde allait
à ce point de travers
et que certains types étaient capables du pire
pendant ces années passées avec toi
ou plutôt non je n'ai pas réellement oublié
ça me paraissait moins important
ta présence me tranquillisait beaucoup
et reléguait toutes les horreurs à l’arrière-plan
je me disais que ça valait vraiment la peine
d’être sur terre et d’en baver
si je pouvais te caresser de temps en temps
tenir ton visage dans mes mains
te voir danser
écouter tes histoires
avant de t’enlever tes fringues sophistiquées
et tes sous-vêtements ultra-légers
Vlam Chevodisky
Un pays révélé
je ne suis là pour personne
je suis fatigué
je suis fatigué comme jamais auparavant
je ne suis constitué que de ça
j’ai un goût de poussière dans la bouche et la gorge
l’air que je respire à une odeur de poussière
je crois qu’en fait ça vient de moi
qu’en réalité l’air est pur
comment pourrait-il en être autrement
Christophe Siébert
Stella ne dit plus rien
avant de te connaître j’avais
à l’esprit sans le savoir vraiment
l’image d’une femme idéale
mes aventures précédentes
ne m’ont jamais procuré une grande satisfaction
à chaque fois quelque chose manquait
ou bien clochait
sauf avec toi stella
au début je ne savais pas
comment les choses allaient tourner
tu me semblais très passionnée
j’avais un peu peur de tes débordements
puis après trois années les choses
se sont inversées
tu as commencé à te poser des questions
à te demander si nous deux
ça en valait la peine
et moi je suis devenu peu à peu
comme un vieil animal domestique
pitoyable et gênant
Daniel Labedan
Nocturne, Eric Satie
Je suis toujours ton amante
mes moments préférés avec toi
sont ceux que nous volons au quotidien
ces quelques heures
en plein dimanche après-midi
où nous allons simplement
marcher dans les rues vides
et boire un chocolat chaud
dans la seule brasserie ouverte
avant d’aller choisir des films
que nous regarderons
une fois la nuit tombée
et les enfants couchés
Cécile Thibesard
Adieu aux années de nacre
« c’est comme si les enfants
étaient entre nous maintenant »
avait-il dit un soir
au cours d’une de nos disputes
j’ai repensé à ses mots
l’autre jour
en trouvant
sous le lit de notre fils
mon collier de perles de mariée
en mille morceaux
Cécile Thibesard
La mort de joe
Les faits tels qu’ils ont été reconstitués à partir de témoignages recoupés :
Joe dormait avec trois autres personnes (Suivan, Armel et Hélène) dans une pièce spécialement
ouverte aux visiteurs de la Villa mon Bproummpfv (...), ex-propriété Fraikin et propriété de la Ville de Rennes depuis fin janvier 2008. La veille au soir
Joe travaillait sur son ordinateur portable. A sept heures le vendredi 21 mars, Armel entend du bruit, se lève, voit
quelqu'un sortir du bâtiment, entend des crépitements et sent une odeur bizarre sur le palier. Puis, il
découvre un feu avec des flammes jaunes et bleues déjà hautes, qu'il tente d'éteindre avec une
couverture. Les autres amènent un matelas à la rescousse car le feu prend très vite sans qu'ils ne
comprennent pourquoi.
Qui est cette personne ? Pourquoi ce feu était-il si violent ?
Le matelas s'avère insuffisant contre les flammes et les quatre personnes renoncent,
trois d'entre eux évacuent les lieux mais Joe, ne retrouvant pas son ordinateur portable, est vu sautant
par la fenêtre peu après. Il est nu et brûlé, mais debout et conscient, il a ses lunettes sur le nez et son
téléphone portable à la main. Tony, un habitant du lieu en train de dégager sa voiture, lui propose
alors avec insistance de l'emmener à l'hôpital, mais, se sentant en danger, Joe refuse, préférant
attendre l'arrivée du SAMU pour être pris en charge plus rapidement. Celui-ci a mis, d'après les
témoins, environ dix minutes à arriver.
Personne n'a pu l'accompagner, sous prétexte que les amis présents n'étaient pas de la famille et,
dans le branle-bas de l’événement, il n’a pas été envisagé d’envoyer quelqu’un voir ce qu’il devenait.
Tout ce que nous savons, c’est qu'il a été transféré de l'hôpital de Rennes (CHRU Pontchaillou) au
service des grands brûlés et qu'il est mort avant dix-sept heures. Il semble même qu’il soit
mort avant d’avoir été admis dans le service. Pourtant, à son départ et d'après les pompiers, ses jours
ne semblaient pas en danger, ce que confirment les communiqués de presse du jour.
Quand, où et de quoi Joe est-il mort? On espère que l'autopsie nous renseignera.
Selon les pompiers, « Les manoeuvres sont délicates. Sur ce site isolé, les bornes à incendie sont en effet
trop éloignées pour les utiliser. Les pompiers doivent dès lors employer une motopompe pour alimenter
leurs lances avec l'eau de la Vilaine.» Une quarantaine de pompiers sont venus, ainsi qu’une vingtaine
de personnes non identifiées.
Qui étaient ces personnes ?
Les trois rescapés, encore en état de choc, ont été emmenés au commissariat où ils ont fait une
déposition. Armel a déclaré avoir vu quelqu'un s’enfuir au début de l’incendie.
Pendant ce temps, les pompiers sont venus à bout du feu vers onze heures du matin, et les bulldozers
de la mairie, présents depuis le début, ont tout rasé, ce qui a bien entendu effacé toute possibilité de
retrouver des indices ou des biens personnels. L'ordinateur de Joe en particulier n'a pas été retrouvé.
(...) Pourquoi ne pas avoir sécurisé l’endroit
pour l’enquête? Pourquoi ne pas avoir permis aux victimes de récupérer ce qui
était encore récupérable ?
Pourtant, à midi trente-cinq ce jour-là, www.rennes-infhonet.fr annonçait: « La police scientifique serait actuellement
sur les lieux pour déterminer les causes de l'incendie.»
Pour l’instant, le procureur n’a décidé qu’une enquête médico-judiciaire. Le corps de notre ami devra donc attendre les suites de l'investigation.
NdlR : après cet incendie, les administrateurs de L'élaboratoire et de la villa Mon Broupmmpfv sont entrés en pourparlers avec la municipalité de Rennes afin de trouver un nouveau local, conventionné cette fois. En ce qui concerne l'enquête relative à la mort de Joe, rien de neuf. Vous pouvez vous rendre sur le site de L'élaboratoire en cliquant sur le lien correspondant, dans la colonne de droite.
Joe devant son bus
Renouer
depuis que sa plus jeune fille
a quitté la maison
il recommence à téléphoner
à celle qui vit loin depuis
des années déjà
il parle moins de ses angoisses de père
et plus du temps qui lui échappe
d’un début de roman qui traîne
sur le disque dur de son ordinateur
de ses périodes d’isolement
sa fille dit :
« je vois de quoi tu parles »
elle pense
à son père les pieds nus
sur la terrasse en bois
le bol de café dans sa main
les sourcils froncés
et le regard posé sur les eucalyptus
dans l’aube d’été
Olivia Profizi
Le souvenir des choses
j'aimais bien ce moment au début de l'hiver
quand tu sortais la redingote noire de la penderie
je te trouvais très belle dans cet habit
un seul bouton nacré fermait l'échancrure
juste en dessous de tes seins
un jour il a fallu la jeter
elle était trop élimée
mais avant, tu as décousu le bouton
et tu l'as mis dans la boite
où tu gardais les plus jolis.
Catherine Franghias-Gaspérini
Regarder fixement le sol
c’est comme
se perdre sur un chemin
minuscule
au milieu d’une forêt profonde
observer le ciel, l’horizon bouché
par les arbres
ne sert
à rien
il n’y a pas d’itinéraire
pas de plan
pas de repère
alors nos yeux s’accrochent
aux détails du sol
à la terre
aux cailloux
aux brindilles
regarder les étoiles
est vain
lorsqu’on ne comprend
que le langage
de la poussière
Thomas Vinau
Peu importe où
et si à son retour, j’étais partie ?
je n’aurais rien emporté de plus dans mon sac
que les habituelles babioles
et mon portable serait éteint
les heures passeraient
rien
les jours, les semaines
la police hausserait les épaules :
elle n’a pas utilisé sa carte bleue depuis le jour
de sa disparition
- si ça ne l’aidait pas à réfléchir
ma pure et simple disparition
alors il faudrait ne jamais resurgir
avant son retour, sans laisser de trace
aucun indice : disparaître
si cette pluie voulait bien cesser enfin
son interminable travail d’érosion sur nos
systèmes nerveux avachis
c’est sans doute ce que je ferais
Fanny Chiarello
Ivan Pavlov, miaou
mon grand-père va bientôt arriver
avec la viande hachée
tous les lundis c’est la même chose
viande hachée
mon grand-père est coiffeur
le lundi c’est son jour de congé
il passe à la maison
j’aime pas la viande hachée
en cachette je la refile au chat
il a vite compris la manoeuvre
tous les lundis
il attend
devant la porte d'entrée
dès que le grand-père sonne
il va se cacher
sous la table
à côté de ma chaise
en position d'attente
Patrick Palaquer
Une étude sur l'absence
un samedi matin
à Clermont-Ferrand
je me rends à l’université
pour un examen de latin
la neige est tombée cette nuit
il est tôt encore
la ville semble endormie
en traversant le Jardin Lecoq
je pense
au devoir qui m’attend
et à toi
parti pour quatre mois
Cécile Thibesard
La confidence
elle me dit que
c’était un homme doux
et simple
qu’il aimait se balader
jouer au foot
et réparer des transistors
qu’il écoutait Brassens
ou Véronique Sanson
et surtout qu’il nous aimait
mon frère et moi
je n’ai aucun souvenir de lui
mis à part sa moustache
Thomas Vinau
Invariant
j’ai beau chercher
passer mes souvenirs au crible
repenser
aux femmes de ma vie
aux instants d’amour
aux désirs partagés
je resterai l’éternel soupirant
d’Yvonne De Galais
dans Le Grand Meaulnes
d’Ali McGraw
dans Love Story
et de ma voisine
quand j’avais douze ans
Patrick Palaquer
Des randonneurs
j'ai revu Jean sur le chemin de Vède
il était habillé comme pour aller en ville
en marchant il m'a fait un résumé de sa vie
ses trois épouses successives
ses quatre enfants
dont un qu'il n'avait jamais vu
Jean avait été boulanger la nuit
et un peu maçon le jour
maintenant à la retraite il voulait en profiter
venait d'acheter un appartement et une voiture neuve
puis il parla de son frère, le plus jeune, décédé
ajouta en regardant la rivière
j'ai un cancer
avant il n'y avait pas tous ces résineux ici
il n'y avait que des chênes
plus tard de retour à notre point de départ Jean me demanda
un chiffon pour enlever la poussière et la boue de ses chaussures
Catherine Franghias-Gaspérini
L'homme usé
quand je vais les voir
il est toujours allongé
parce que son dos le fait souffrir
il prend le journal
commence à le lire
puis s’endort rapidement
il fut un temps
où il me racontait
ses chantiers d’ingénieur
et m’aidait
pour mes devoirs de mathématiques
nous parlons à côté de lui
puis elle l’invite à se relever
à s’assoir près de nous
et à prendre un verre de jus de pomme
« je dors beaucoup tu sais
ma petite
c’est comme une deuxième vie »
dit-il
Cécile Thibesard
Un projet
ces jours derniers j'essaie d'écrire
sur toi et sur ta façon de dire "vas te faire voir"
il y aurait plein de choses à écrire
sur ces deux sujets
je pourrais commencer
par une scène où tu jetterais
gracieusement tes fringues
où tu te retrouverais nue
en deux temps trois mouvements
où tu murmurerais dans un souffle
"fais vite enlève ça"
je pourrais terminer sur moi
humant le panier de linge sale
pour y retrouver ton parfum
cherchant vainement une trace de ton passage
dans l'appartement
sûr que je vais écrire tout ça
même si au final ce bouquin
ne vaut pas un clou
Vlam Chevodisky
Cristal
Comme elle a froid
je monte le chauffage de quelques
degrés.
Mais ça n'est pas suffisant.
Alors elle enfile un
pull-over.
Ce qu'elle fait avec délicatesse comme si du
cristal entrait dans sa
fabrication.
Jean Marc Flahaut, in Sept secondes avec le soleil
Editions Les Carnets du Dessert de Lune, 2004
Désengagé
seul à la maison
en fumant un joint
je regarde la déco
de notre appartement
et soudain je réalise
que partout où se pose mon regard
il n’y a que des choses à toi
des objets que tu as choisis
les meubles
les tableaux
les bibelots joliment disposés
l’emplacement de la télé
jusqu’à la couleur des murs
et la teinte des rideaux
effrayé j’écrase le joint
dans le magnifique cendrier
que tu m’as offert pour Noël
Patrick Palaquer
Dilution
me reviennent en mémoire
le parfum de ses joues poudrées
son écriture régulière et serrée
sur les cartes qu’elle nous envoyait
pour nos anniversaires et nos fêtes
sa façon de m’appeler ma choute
son petit appartement
rue Alexis Carrel à Marseille
la cuisine surtout
avec le grand placard à réserves
et le bocal plein de bonbons
c’est étrange
comme le souvenir
des gens qu’on aime
tient tout entier
dans des choses minuscules
quand je lui rendais visite
aux vacances scolaires
je dormais dans la chambre d’amis
dont le placard abritait le dossier obsèques
elle me préparait mon plat préféré
un gratin à base de coquillettes de crème
d’œufs durs et de champignons
l’après-midi on sortait se promener en ville
ou bien on jouait
au scrabble et au boggle
c’était toujours elle qui gagnait
le soir on cherchait dans le télé Z
un programme à regarder
Cécile Thibesard
Les priorités
en soixante-huit
j’étais trop jeune
pour aller le soir
sur les barricades
depuis mon lit
j’entendais le bruit sourd
des grenades qui explosaient
au Quartier Latin
c’était comme un feu d’artifice
dans le lointain
la journée avec un copain
on s’amusait à compter
les voitures calcinées
rue des Écoles
il faisait beau
je ne pensais pas à la révolution
tout ce que j’espérais
c’était sortir
avec une copine de ma sœur
Patrick Palaquer
Notes de Barcelone
Le marché se vide
une vieille fume
un cigare
ici
les amoureux s'appellent Mi Vida
dix heures du soir
verre de vin
sur le comptoir usé
d'une étroite bodega
un vieux chat noir
nous tient compagnie
Thomas Vinau
Ligne de défense
j'essaie à chaque instant de
protéger mon esprit derrière un rideau de fer
mais ton fantôme arrive à s'insinuer
dès qu'apparaît un interstice
puis se multiplie à l'infini
une fois arrivé près de moi
jusqu'à ce que j'étouffe sous la pression
de mille Nina dédaigneuses
et aussi froides que la banquise
Daniel Labedan
Des jeunes femmes
j’accompagne une amie à l’antenne locale
de la Protection Maternelle et Infantile
un local aux murs décorés de peintures naïves
des mères sont venues
faire peser leurs bébés
et des femmes enceintes attendent
la consultation de gynécologie
l’une d’elles me dit qu’elle est épuisée
déteste la grossesse
est pressée d’accoucher
je me sens bien
dans cette rumeur féminine et cette odeur lactée
je me dis que moi aussi
j’aurais dû venir ici
à l’époque
plutôt que de rester seule à la maison
désemparée
avec ma fille juste née et mon fils angoissé
Cécile Thibesard
Les empreintes
il y au moins
un million de choses qui éveillent
en lui le souvenir de son amie directement ou indirectement
ainsi en va-t-il
des renault clio bleues
des quiches aux épinards
des limes à ongles
des bas dim'up
du surf
d'une foule d'autres objets familiers
et c'est pareil pour les lieux
en conséquence s'il veut s'en sortir
il va lui falloir changer ses habitudes
en profondeur
Daniel Labedan
Samedi matin
1
le bruit de la machine à laver le linge
étrangement me rassure
je devrais peut-être
en parler à un psychanalyste 2
un jour mon père
a quitté la maison
depuis nous allons le voir en métro
un week-end sur deux
il habite un petit deux-pièces
dans le centre de Paris
nous prépare du riz Uncle Bens
en écoutant la radio
et dort dans le salon
pour nous laisser sa chambre
je ne sais pas pourquoi
je repense à tout ça ce matin
en épluchant des pommes
Cécile Thibesard
Saisonnier
il a longtemps travaillé
dans les champs de sorgho
et de lin
le soir il se rinçait
à l’eau froide
et il fumait
en posant des aplats de gris
sur des feuilles
il ne cherchait rien
Thomas Vinau
Houle de sud-ouest
je suis sorti en bateau cette après-midi
ça secouait
la mer était cassante
les vagues courtes et sèches
je me suis abrité derrière un éperon rocheux
après l'ile de Maïre
puis allongé dans la cabine avant
je me suis rappelé des bons moments
passés avec toi
de l'odeur délicate de ton sexe
du grain mat de ta peau
de la beauté de tes jambes
de tes boucles brunes
de tes yeux sombres
de ta façon de bouger à la sortie de la douche
j'ai aussi pensé au retour des martinets, bientôt
ces jours-ci j'ai beaucoup de mal
à envisager un avenir qui vaut le coup
peut-être que je vais terminer
ma vie seul et sans amour
peut-être que plus jamais
je ne connaitrai à nouveau tout ça
rien que d'y penser ça me fait très peur
pour tout dire je me sens
comme un type qu'on aurait enterré vivant
Daniel Labedan
Un treize mars
je lui demande
et si tu devais changer juste une chose
dans ta vie
elle répond je voudrais la même chose que maintenant
et aussi une cigarette
puis nous sortons du bar tabac
nos cheveux prennent la pluie
nous marchons jusqu’à
une terrasse couverte et chauffée
elle commande deux bières
et un cendrier
elle dit cette vie-là nous accordera bien deux petites heures
non ?
nous trinquons à nos
retrouvailles.
Olivia Profizi
Slow-dating
sur la photo
elle souriait
on a correspondu par mail
pendant quelques jours
puis on a décidé de se rencontrer
le soir du rendez-vous
j’étais pile à l’heure
une femme m’a abordé
c’était bien elle
mais avec cinq ans de plus
dix kilos de trop
et le sourire en moins
on a visité une expo
j’ai essayé de la dérider
rien à faire
elle gardait le masque
je me demandais quelle catastrophe
avait pu lui arriver
pour qu’elle change à ce point
je repensais à la photo
où elle souriait
je ne devais pas être son genre
en sortant j’ai proposé un verre
par pure politesse
elle a dit certainement pas
elle devait lire dans mes pensées
c’est exactement la réponse
que j’attendais
Patrick Palaquer
Fais moi voir tes poèmes
fais moi voir tes poèmes
dit-il
et je lui en montre un
que je viens de terminer
il inspecte chaque phrase
dans le moindre
détail
on dirait une démonstration
gratuite
pour un détachant quelconque
très drôle
dit-il et maintenant
fais moi voir tes poèmes
Jean Marc Flahaut
Rentrer & sortir
j’avais apporté un cadeau
pour l’ anniversaire de S.
elle habitait chez sa mère
qui était rarement là
j’ai sonné
S. m’a ouvert en peignoir
elle sortait juste de la douche
dans le salon
assis dans le canapé
il y avait un jeune type
aux cheveux longs
qui souriait
je l’avais déjà vu quelquefois
dans des soirées
j’ai offert le cadeau
S. a eu l’air contente
elle s’est habillée
puis ils sont partis tous les deux
je me suis assis dans le canapé
le soir tombait
je suis resté dans la pénombre
au loin on voyait le cimetière de Gentilly
elle m’avait dit
tu claqueras la porte en partant
c’est ce que j’ai fait
Patrick Palaquer
Chambres avec nombres
la neige tombe derrière la fenêtre de l’hôtel
il aime se sentir clandestin
dans sa propre ville
il dit : gardons notre façon de faire
nous aurons des lieux neutres
des chambres avec des nombres
changeants
elle ne dit rien
la couleur du ciel
la moquette rugueuse sous ses talons
la vapeur d’eau qui s’échappe
de la cabine de douche
comme à chaque fois
elle se concentre sur chacune de ces choses
afin de ne rien oublier.
Olivia Profizi
La soumission et les pleurs
chaque jour est comme une sorte
de combat intérieur
où je m'impose de ne pas trop penser à toi
de ne pas céder à la tentation de t'écrire
de ne pas aller en pélerinage sur l'un ou l'autre
des lieux où nous nous sommes aimés
le temps n'arrange rien
au contraire
ce lundi la mélancolie est lourde à porter
je cède et je t'écris tremblant tu vois
pourtant je sais que tu ne changeras pas d'avis
ce mot ne servira
qu'à me faire plus mal encore
qu'importe
j'attendrai le temps qu'il faudra
du temps à perdre j'en ai à revendre
ma chérie
Daniel Labedan
Avant / après
Avant Emilie
l’amour était la chose
la plus fastidieuse
de la terre
Une sorte de partage
complexe
dont je ne trouvais jamais
l’exacte formule
Finalement
notre rencontre m’a littéralement
simplifiée
la vie
Thomas Vinau
Still life
j’ai retrouvé
un vieux cadavre exquis
entre les plis du papier
on peut lire ton écriture
et la mienne
je ne me rappelle pas cet épisode
et toi non plus
mais une chose est sûre
il y a eu dans notre vie
un moment où nous trouvions
l’envie et le temps
de faire
ce genre de choses
Olivia Profizi
Sparkler
en mettant mon pyjama, je pense aux cierges magiques
on les appelle aussi fontaines des glaces
si ma mémoire est bonne
ces tiges métalliques couvertes de silicium et de limaille de fer
qui étincellent sur vos gâteaux et font
pétiller vos anniversaires je ne me rappelle pas
la dernière fois que j’en ai vu ni dans laquelle des maisons
de la famille ça se passait ni à quelle occasion
quelqu’un avait allumé le bâton avec son briquet ce jour-là
je ne me doutais pas que j’en voyais pour la dernière fois
des cierges magiques je n’avais aucune raison de l’envisager
ni même de faire plus que regarder les étincelles
ruisseler sur le coulis de chocolat les fleurs en pâte d’amande
nous étions tous assis autour des cierges magiques comme
une chanson adhésive sans penser véritablement
aux cierges magiques mais c’était il y a tant d’années
et nous n’en avons jamais revu
ainsi que ça m’apparaît aujourd’hui tandis que j’enfile
mon pyjama avec cette intuition très forte, que jamais
je n’en reverrai que jamais nous ne serons à nouveau assis tous
ensemble autour de cierges magiques je m’aperçois que c’est
un truc qu’on peut sentir, quand l’ère des cierges magiques
a pris fin
je ne m’en serais peut-être jamais rendu compte si je n’avais pas
ce soir enfilé ce pyjama et alors sans doute serais-je morte
un jour sans avoir repensé aux cierges magiques une seule fois
depuis la dernière fois que j’en ai vu, je ne sais plus trop quand
Fanny Chiarello
à l'autre bout de la chaine
le chantier n'a pas avancé depuis des mois
les travailleurs étrangers ne viennent plus
ni ceux d'Afrique du Nord
ni ceux des pays de l'Est
un vieux bonnet en laine verte traîne sur un tas de parpaings
des mauvaises herbes poussent entre les monticules de sable et de gravier
le polyane qui obturait les encadrements de fenêtres s'est déchiré
et claque dans le vent
Thomas Vinau
Sutton place
cette nuit
nos corps ont beaucoup parlé
ils avaient encore
pas mal de choses à se raconter
ce matin
quand j'ai ouvert la fenêtre
sur Sutton Place
Jean Marc Flahaut
Photographie Hadda Bouzaroura
Mentir à une vieille connaissance
je n’avais pas revu Monique
depuis 40 ans mais
elle se souvenait de moi
elle demanda très vite
si j’avais des nouvelles de Pierre
un copain du lycée
dont elle était à l’époque
éperdument amoureuse
je n’ai pas voulu lui dire
qu’il était mort
peu après leur rupture
je lui ai répondu
que je l’avais perdu de vue
Patrick Palaquer
Tenir les comptes
devant moi la chaîne de montage est comme hier
je fais toujours la même chose
on fabrique des chaussures à talon aiguille
moi j'assemble le talon et son embout
le talon m'arrive nu et je dois coller dessus l'embout
il m'arrive un talon toutes les deux secondes
à la fin de la journée j'ai contribué à fabriquer sept mille deux cent paires de chaussures
quand j'aurai cinquante ans ça fera quarante millions
de paires de chaussures
Christophe Siébert
Froid
1
Dimanche. Je rassemble des papiers ; je travaille à la synthèse de mes impressions.
Je ne vois dans le poème qu’un refus paradoxal. Vous me dites : « Poème. » ; je réponds : « Paradoxe. »
Une fois mon travail terminé, je regarde par la fenêtre : elle n’a pas changé ma verte campagne ; brute-domestiquée et sans sublime. Je vois au fond du vallon un mort-chemin, lové entre les sapins. Je ne sortirai pas de ma demeure de briques pour aller l’emprunter. Les promenades m’épuisent. Il fait froid.
2
Les murs gris de la ville, ni les balades dominicales, ni les mots poétiques, ni les réflexions majorées ne les subliment ; et pourtant on peut lire sur l’un d’eux ce graffiti de feu : « et toi où en es-tu avec ta propre mort ? ».
C’est que les murs savent parler et parlent très bien d’eux-mêmes pour eux-mêmes. Je n’ai que le frisson à ajouter ; je réajuste ma veste, moi aussi je veux être passant.
neonovalis nostram
litanie
ma télé perd la couleur et le son
ma rue est bruyante
les choses s'entassent
la poussière s'accumule
les filles ne me regardent plus
même les moches
la musique m'ennuie
les livres me tombent des mains
je ne supporte plus le métro
les bagnoles m'asphyxient
les joggeurs m'énervent
le vélib’ m’insupporte
le cinéma m'exaspère
le théâtre m'endort
je ne lis plus que la météo dans le journal
les week-end sont trop courts
les fins de mois arrivent de plus en plus tôt
je fais des cauchemars
en montagne j'ai le vertige
à la mer j'ai peur de l'eau
à la campagne des bêtes
je ne supporte plus le café
le hasch me fait flipper
ma famille m'exaspère
Paris est invivable
dans ma boîte aux lettres je ne reçois que des factures
de la pub
des dépliants pour des maisons de retraite
ou des assurances-décès
je n'arrive plus à écrire
je ne m'aperçois même plus que je suis seul
mes carreaux sont sales
je devrais lessiver les murs
changer la moquette
je ne gagne jamais rien au loto
Patrick Palaquer
Insomnie
il est cinq heures vingt-neuf
j’entends une respiration
c’est elle
j’ai froid
j’ai rêvé de ma mère – elle hurlait – je la foutais à la porte
j’ai sommeil
je ne pourrais plus dormir
encore trois heures à tirer
je me lève
j’ai froid
je m’habille
et sors de la chambre
je suis dans le canapé
j’allume la télé – de la neige – ça ne marche pas
sur toutes les chaînes – de la neige
j’éteins la télé
je reste assis sur le canapé
il n’y a pas de bruit
à un moment une voiture démarre
le soleil se lève – d’abord lentement – et puis plus vite
Christophe Siébert
Un jour ici, un jour ailleurs
j’étais bien parti
il faisait froid
il faisait gris
le temps qu’il faut pour les poèmes
les poèmes sont des araignées
qui viennent hanter les maisons
je ne sais toujours pas ce qui s’est passé
je ne sais toujours pas
ce qui s’est passé dans mon esprit
le poème était là
et la minute d’après
il avait disparu
alors j’ai fermé les volets
et je me suis allongé sur le lit
dans la chambre blanche
Jean Marc Flahaut, extrait visible d'un iceberg de préface pour un livre de Pierre Soletti
une figure de père
ça fait longtemps que j'ai coupé les ponts
Bobby avait six mois à l'époque
je sais bien ce que vous pensez
vous vous dites
ok il lui a fait un gosse et il est parti
mais les choses ne se sont pas passées
tout à fait comme ça
même si je sais que j'ai ma part de responsabilité
dans ce fiasco
j'avais dix-sept ans
je ne faisais pas toujours les bons choix
vous savez
c'est vraiment elle qui voulait garder Bobby
je lui ai dit
tu n'es qu'une gamine
toi et moi ça n'est rien de plus
qu'une histoire de sexe et de tendresse
un truc pour s'éclater gentiment
et c'est tout
Vlam Chevodisky
sortir/rentrer
On remontait le long boulevard sous le soleil. Il ne devait pas être loin des onze heures, parce que les étudiantes commençaient à remplir les rues, les boutiques, les terrasses. Nous n'étions plus que trois ou quatre, de retour d'une fête costumée. Le groupe s'était disloqué, mais nous étions encore assez pour ne pas nous sentir complètement perdus au milieu du matin frais et des travailleurs. Nous marchions, travestis épuisés en pleine lumière.
Thomas Vinau
un désir réfréné
je me suis penché sur toi
je ne pouvais pas savoir
si tu respirais encore ou pas
mais tu avais ce sourire
d’abandonnée
j’aurais pu te ramasser
et t’emmener chez moi
en admettant que tu sois vivante
je t’aurais servi une bière
je crois que je n’ai plus que ça
au frigo
tu m’aurais demandé si tu pouvais
te débarrasser de tes vêtements
trempés
je t’aurais aidé
j’aurais découvert la cicatrice
dans ton dos
je t’aurais montré la mienne
nous aurions mimé
la stupéfaction
et je ne te raconte pas la suite
bref
je me suis contenté
de te prendre en photo
en me demandant
si quelqu’un m’avait vu faire
Olivia Profizi
mes anciens amis
milton robchek
était président de la république
du bananaland
rod avait les joues
à demi-pleines de diamants bleus
une certaine josy
libérait des anges emprisonnés
dans les colonnes morris
muzo était en mesure de se transformer
en canari après midi et demie
mathilde avait des bras télescopiques
qui lui permettait d'attraper des noix
à la cime des noyers
monsieur filipi concada était
complètement électrostatique
victorio était plus léger que l'air
nielsen apprivoisait des calamars
clara était née le 36 mai 1986 à 27 heures 84
Daniel Labedan
Liquid days, Philip Glass & David Byrne, 1986
ça va, ça vient
un type du boulot s’est pendu
tout le monde en parle
ça c’est passé ce week-end
je le connaissais de vue
il mangeait tous les midis au restaurant
la veille de son suicide
il a pris le plat du jour
et un dessert
il avait l’air normal
a dit la serveuse
il a écrit une lettre au directeur
pour l'assurer que son geste
n’avait rien à voir avec ses conditions de travail
on dit que son frère s’est pendu aussi
il y a longtemps
tout le monde donne son avis
certains plaisantent
Patrick Palaquer
mailbox
cher analyste,
je vous écris pour vous dire
que je crois ne plus avoir besoin de vous
ma mère est morte
mon père est mort
mes anciens amants sont morts
je sais ce que vous allez me dire :
je suis devant un immense
travail de deuil.
Olivia Profizi
passage d'ombre
je repense parfois à lui
dans la voiture, sous la douche
n’importe où
ça n’est pas vraiment que j’y pense,
ça me traverse l’esprit plutôt
et puis ça passe
comme un frisson
c’était il y a combien d’années ?
la dernière fois que je l’ai vu ?
comment vont sa femme et ses enfants sans lui ?
son image souriante me revient et puis
j’oublie
Thomas Vinau
supterranean modern
autour de moi personne ne sait
qui est jean françois bizot
tous ignorent même qu'il est mort le 8 septembre 2007
pourtant pendant un peu plus de trois décennies
ce type a insufflé dans le pays
du mouvement
de la nouveauté
et beaucoup d'énergie positive
a dépensé son argent sans compter
pour faire connaitre
des groupes étranges
des artistes visionnaires
bizot était vraiment un type bien
le monde semblait plus attirant
quand il était dans les parages
Daniel Labedan
Pendant mon déménagement
un débat à france inter
sur les difficultés des enseignants
à chaque fois qu’il y en a un qui demande quel est le problème
ils avancent tous des notions abstraites
c’est la faute à la nation
c’est la faute au désir d’excellence
et je crois que les gens
sont comme ça dans la vie
pourquoi tu me quittes ?
c’est la faute à la crise
pourquoi tu bandes plus ?
c’est la faute à la pub
pourquoi tu te shootes ?
c’est la faute à la société du spectacle
sans l’abstraction
sans les phrases creuses
notre civilisation s’effondre
pourquoi tu me quittes ?
je supporte plus de voir ta tronche
pourquoi tu bandes plus
j’aime plus l’odeur de ta chatte
pourquoi tu te shootes ?
je me fais chier
les pays en guerre n’ont plus recours aux phrases creuses
pourquoi tu balances un missile chez le voisin ?
il a une sale gueule
pourquoi tu violes la fille de la voisine ?
c’est une pute et elle m’appartient
pourquoi les enseignants ont du mal à enseigner ?
parce qu’une bombe a fait sauter l’école
pourquoi les enseignants ont du mal à enseigner ?
parce que les cours sont débiles
parce que les élèves sont des cons
parce que les parents s’en branlent
et moi je devrais
emballer des cartons
pourquoi tu fous rien ?
c’est la faute à france inter
Christophe Siébert
neighborhood
penchés sur le moteur
une tige de fer dans la main
qu'ils plongent ici et là
ils tentent de lire dans
les entrailles d'une vieille bagnole
et comme l'orage ne viendra pas de suite
ils resteront encore un moment à attendre
que quelque chose leur saute à la figure,
un boulon ou une évidence.
Olivia Profizi
Effacer toutes ces choses
ne te fera pas revenir
Après que tu sois partie
j'ai fait des choses
dont je ne suis pas très fier.
Des choses dont je ne
préfère pas parler.
Des choses que je préfère oublier.
Je sais parfaitement
qu'effacer toutes ces choses ne te
fera pas revenir.
Ces choses seront bientôt connues
comme la tourbe noire
de l'ancienne forêt qui est remontée
à la surface du lac.
Jean Marc Flahaut, in Rengaine, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2004
Obstacles
1
je me souviens du rêve que j’ai fait cette nuit
pour emmener valentin
à sa nouvelle école
il fallait marcher des kilomètres en pleine campagne
traverser une forêt
et grimper quelques mètres en s’accrochant à des arètes rocheuses
et à des racines
le tout sous un soleil brûlant
avec les sacs et tout 2
vanessa m’a donné des valeurs
des valeurs liées au couple
liées à la famille
la fidélité
la loyauté
la vérité
c’est un bon début
mais c’est insuffisant
à la radio j’entends parler des iraniens
ils sont fiers d’être iraniens
j’entends parler des nigériens
ils sont fiers d’être nigériens
j’entends parler des immigrés qui vivent en france
ils sont fiers d’être immigrés
il y a une grosse déconnade
quelque part j’ai l’impression
je ne me sens pas fier
d’être un bon amoureux
je ne me sens pas fier
d’être un bon père
je ne me sens pas fier
d’être un bon écrivain
Christophe Siébert
Sonatine pour couple las
elle dit
non
je suis fatigué
demain promis
et lui
ok ok ok
c’est bon
je laisse tomber
que veux-tu que je dise
je ne vais pas te forcer
on ne se voit pas de la journée
on se croise dans le couloir
rien ne bouge dans la maison
à part la télévision
elle dit s’il te plaît
pas ce soir
bientôt ça ira mieux
Thomas Vinau
Dispensé
il y avait une sortie sportive
à laquelle je ne participais pas
alors je me suis retrouvé dans une petite classe
à attendre pour passer la journée
on m’a collé dans le coin lecture
en me disant de m’occuper
sans bruit
il y avait des sièges en bois
et deux ou trois petits fauteuils plus confortables
moi par politesse j’ai pris un siège en bois dur et désagréable
et j’ai lu
j’entendais les maîtresses
faire des remarques
commenter mon choix
elle me prenaient pour un handicapé mental
je crois
elles se demandaient pourquoi
je n’avais pas pris un siège normal
et moi je rougissais
je n’osais plus bouger
finalement l’une d’elle
au bout d’un long moment
est venu me dire
que j’avais le droit de prendre un fauteuil si je voulais
j’ai rougi encore plus
Christophe Siébert
Un projet
Neil Adams Jr.
d’Astoria
Oregon
avait l’air idiot et
l’air intelligent
en même temps
il passait ses journées
affalé dans un fauteuil
à écouter toutes sortes de groupes
avec des noms à rallonge
quand on lui demandait
ce qu’il avait envie
de faire plus tard
il répondait
« je veux être comme ce type
là bas. »
et il y avait toujours
un vieux barbu
pour lui faire signe
à l’autre bout de la marina
Jean Marc Flahaut
The quiet death silences, Bjonnh
Wonderland
une vieille femme surnommée Blimpsy
était restée cinq jours durant
dans la galerie commerciale
elle dormait dans une cabine d'essayage
au fond du supermarché
se lavait et se maquillait
dans les toilettes communes
errait la journée dans les allées
rêveuse et effacée
mangeait des choses
qu'elle prenait dans les rayons
au hasard de sa virée
quand les services de l'aide sociale
sont venus la chercher
elle s'est débattue avec énergie
a dit
je suis là pour faire mes courses
il n'y a rien de mal à ça
je suis dans un pays libre
laissez-moi
Vlam Chevodisky
Music-box
un reste de café au fond
de la tasse vide dessine
un smiley dans le genre de ceux
qu’on voyait durant les années quatre-vingt sur les cachets
de méta-amphétamine
il est dix heures quatorze
dans son bureau Tim sent monter en lui
l’envie de faire un geste
stupide comme onduler
du bassin contre la photocopieuse
tout en chantonnant Smack my bitch up
Thomas Vinau
Un bond dans le passé
en ce moment
rien ne va plus entre Meg et Julius
ce dernier rentre de plus en plus tard du bureau
et semble complètement possédé par son travail
au point d’oublier sa propre personnalité
et Meg par la même occasion
le fossé se creuse entre eux
chaque jour plus large et un peu plus profond
ce matin Meg a essayé d’aborder le sujet
mais Julius a soupiré et a dit
je ne vois pas de quoi tu parles chérie
tout me semble aller au poil
je pense que c’est toi qui a un problème
tu devrais peut-être aller voir un psy
qui sait ?
il pourrait t’aider
à remettre de l'ordre dans tes pensées
vers quinze heures elle prend le pick-up
pour aller au Rainbow
là-bas elle retrouve une amie
ensemble elles évoquent
des souvenirs universitaires plutôt drôles
le jour où ce frimeur de Don Mitchell a glissé
sur un cornet de glace fondue parfum vanille
le jour où Meg s’est faite brancher par
un beau mec prénommé Burt
Meg demande
tu sais ce qu’il est devenu, Burt ?
aux dernières nouvelles il a ouvert un magasin en centre-ville
répond son amie
il vend des skates des surfs et des vélos customisés
il s’est marié avec Janette Prentice
celle qui avait le feu où je pense
à ce qu’il paraît c'est du solide
Janette serait même enceinte
tu vois la roue tourne
ceux que nous avons croisés hier
changent et nous surprennent parfois
oui c’est vrai
dit Meg
Daniel Labedan
Enfance
je me construis une cabane de livres
je lis à la lampe de poche
et m'endors
rêve qu'en m'étirant au matin
j'éventre la cabane
que les livres m'écrabouillent
papa vient s'en chercher un
il ne me gronde pas
m'aide à ranger
rafistole les livres abîmés
je lis une élégie
en marge je dessine
des étoiles
des croix latines trèflées
des fleurs des araignées
Michel Ohl, deux extraits d'une correspondance, 2008
Schoolsville
Lorsque j'observe le passé par dessus mon épaule,
je réalise que le nombre de mes étudiants
fut assez grand pour peupler une petite ville.
Je peux la voir nichée sur un paysage de papier
La poussière de craie tombe l'hiver,
les nuits y sont aussi sombres qu'un tableau noir.
Les gens vieillissent sans obtenir de diplôme.
Par de chaudes après-midi, ils bûchent l'examen de fin d'année dans le parc
et quand il fait froid ils grelottent autour des poêles
en lisant des dissertations mal construites à haute voix.
à l'heure juste une cloche sonne et tout ce monde zigzague
dans les rues avec ses livres.
J'ai oublié leurs noms de familles mais leurs
prénoms me restent en mémoire par ordre alphabétique.
Le garçon qui levait toujours la main
est conseiller municipal et tient une mercerie.
La jeune fille qui signait ses exercices au rouge à lèvres
s'appuie contre la devanture du drugstore en fumant et
en brossant ses cheveux de façon machinale.
Leurs résultats sont brodés sur leurs vêtements
tels des références à Hawthorne.
Les A se baladent avec les autres A
les D klaxonnent quand ils croisent d'autres D.
Les étudiants de l'atelier d'écriture créative s'allongent
sur la pelouse du palais de justice et jouent du luth.
Où qu'ils aillent, ils forment un grand cercle.
Pas besoin de le préciser, je suis le maire.
Je vis dans une maison coloniale blanche à l'angle de Maple et Main.
Je la quitte rarement. La voiture dépérit
dans l'allée. Sous la véranda des sarments de vigne s'enroulent
autour du rocking-chair.
Il arrive qu'un étudiant frappe à ma porte
pour me remettre un examen de fin de trimestre quinze ans trop tard,
m'interroger sur Yeats ou sur les doubles-interlignes.
Une autre fois l'un d'entre eux se poste derrière la fenêtre
et me regarde faire la leçon au papier mural,
interroger le chandelier, réprimander l'air.
Billy Collins The apple that astonished Paris, Pittsburgh University Press, 1988.
Croissance zéro
beauvais ressemble au quartier abandonné d’une grande ville
sans issue
beauvais ressemble à la croix-rousse
sans bouche de métro
pour rejoindre la civilisation
beauvais est une banlieue endormie et qui se croit violente
une banlieue des années quatre-vingt dix
sans métro ni ter
pour rejoindre
le présent
Christophe Siébert
East Village Chronicles
tout va de travers
dans Tompkins square
un homme
lutte avec les
crottes de chien
un autre
avec les rayons
du soleil
les amoureux
n’en finissent pas de se dire
adieu
près de l’orme sacré
et aucun d’eux
ne marche droit
Jean Marc Flahaut
Lumière divine
Teddy se sent vraiment coincé
les choses ne se passent pas
comme il aurait souhaité
depuis plusieurs mois
sa femme dépense beaucoup d’argent
dans des formations spirituelles
s’absente parfois le week-end à l’occasion de séminaires évangélistes
lit des ouvrages où il est question
de la renaissance d’une foi active
et va une fois par semaine devant le ShamSupercenter
chanter des gospels avec d’autres fidèles résolus
elle ne veut plus l’embrasser
ni le caresser et encore moins faire l’amour
elle lui répète sans arrêt qu’il est obsédé
espèce d’obsédé
elle dit
tu voudrais sans arrêt me tripoter
mais ne compte plus là-dessus
tout ça c’est du passé
c’est fini le temps ou tu m’obligeais à faire
tes cochonneries
je ne veux pas me présenter
impure devant notre seigneur jésus
ce soir Teddy en a assez
il dit
je vais boire une bière
c’est ça
répond-elle
vas donc te saouler
mais n’oublie pas que
tu ne pourras pas échapper
au jugement dernier
dieu te voit
dieu juge chacune de tes actions
et à ton retour ne viens pas dans la chambre
tu n’auras qu’à dormir au salon
dans le convertible
Daniel Labedan, in Shopping ! Bang bang !
(recueil en cours en collaboration avec Jean Marc Flahaut)
L'étranger, reloaded
The Stranger , Tuxedomoon
(en introduction : extrait d'une lecture par Albert Camus)
Attendre une invitée
la minuterie se déclenche
dans la cage d'escalier
je tourne mon regard vers la porte
le judas brille
de loin on dirait
une étoile unique
sur le ciel de la porte
j'entends un bruit de pas
le temps que les gens passent
sur mon palier la lumière du judas disparaît
en une sorte d'éclipse brève
les marches grincent le silence revient
le judas brille encore
puis la minuterie s'éteint
et c'est la nuit noire
Patrick Palaquer
Martin, enfant
Tout petit il faisait des trucs
qui nous paraissaient vraiment étranges
nous l’avons fait suivre par un pédopsychiatre
mais ça n’y a rien changé
Quand on entrait dans sa chambre
une androïde avec des seins en latex disait bingo ! vous y êtes !
ce truc me fichait les nerfs en pelote
oh bon sang
Je vous l'assure
j'aurais mille fois préféré
que Martin soit pilote de la nascar
pompier ou informaticien chez acc
enfin un type compréhensible par tout un chacun
Daniel Labedan
Le mitigeur Jim Douglas Morrison
De toutes les photos que j’ai prises ce jour-là
c’est celle-ci que je préfère
on voit Martin debout
les bras tendus vers le plafond de la salle de bains
elle dit bien ce qu’était ce jour là
et ce jour là justement
dans le rayon sanitaire
l’atmosphère était plutôt grave
solennelle même
cependant rien de commun avec un cimetière
même un cimetière français
d’après Martin la tombe du poète se trouvait là
au milieu des articles de douche
comme un gisant chromé dernier cri
Nous avons acheté le drôle de mitigeur
et une fois installé à la maison
au lieu de balancer
un peu d’eau chaude
ou un peu d’eau froide
il s’est mis à faire couler une chanson des Doors
puis une autre
et encore une autre
on ne pouvait plus l’arrêter
Visez moi un peu ce mitigeur !
a fait Martin
en levant les bras vers le plafond de la salle de bains
il est en train de nous remplir toute la baignoire avec L.A Woman
La photo est floue
mais ça reste ma préférée
Jean Marc Flahaut
La mauvaise voie
sur la photo dans le journal
on dirait vraiment que bobby est un jeune homme bien élevé et sage
d'ailleurs c'est ce qu'il est jusqu'à ce jour-là
un jeune gars comme les autres avec
une chambre équipée d'une PS2
et une très forte envie de réussir
mais tout le monde est contre lui
sa petite amie décide de le plaquer
pour sortir avec un garçon plus rassurant son manager le vire
rien de plus normal en définitive
quand on démarre dans la vie
il ne faut pas s'attendre à ce que les gens en place
vous facilitent l'accès au firmament
mais bobby l'ignore
il oublie ce qui est normal ou pas
et écrit dans une lettre je veux partir avec style
ensuite tout est sur les vidéos de surveillance
depuis le moment ou il entre armé
dans la galerie commerciale
jusqu'à la fin.
Vlam Chevodisky
Délaissés
il est tourné sur le côté
il est bien quand il est comme ça
il faudrait qu’il ne se réveille jamais
ce matin je lui ai mis une claque
et il a pleuré
j’en peux plus
je le supporte plus
il ne m’aime pas je crois
je crois qu’il ne m’aime pas
quand il me regarde je le sens
dans son regard
de l’indifférence
du mépris
rien d’autre
pas d’amour
aucun amour
dors
dors bien mon ange
puisque je ne te supporte plus
et puisque tu ne m’aimes pas
on va se laisser une nouvelle chance
à tous les deux
Christophe Siébert
Esclandres, Bjonnh
Robinson Crusoe 1989
une fois
l’inspiration lui est tombée dessus
près de Livermore
c’est là
plus tard
regagnant sa chambre d’hôtel armé d’une paire
de lunettes inoffensives
que Rob décida d’arrêter les romans cultes
en jouant des coudes pour atteindre
les plaquettes de poésie
comme
à l’approche d’un continent vierge
Jean Marc Flahaut
Deux solitaires
Elle finit
son troisième gin-coca
se tourne vers Lucien Quine
lui raconte comment ses seins
sont tombés après la naissance
de son fils Micky
elle dit : j'ai dû me faire poser
des prothèses en silicone
dernière génération
l'opération m'a coûté plus de
huit mille dollars mais
ça valait la peine
regardez mon chou
ça ne se voit pas du tout
les cicatrices sont invisibles
et ma poitrine conserve
une apparence très naturelle.
Vlam Chevodisky
Café & Motel :
Previously Unreleased
D.J apple
dans sa chambre d’hôtel
passait le plus clair de son temps
à écrire des espèces
de poèmes sur des paquets
de cigarettes vides
ces poèmes là avaient l’air
plus vrai que nature
comme des petits tableaux romantiques
ou des raisins secs
certains parlaient de la vitrine
de Wallis & Sons
d’autres
d’une virée à la belle étoile
dans les montagnes
des chambres du St Joseph Hospital
ou bien des gros nuages
blancs au-dessus de Stockton
mais je n’ai jamais vu
quelqu’un se mettre à tousser
en les lisant
Jean Marc Flahaut
Vaudou
au cimetière municipal sud
des inconnus ont volé
les os d'une défunte
ont jeté des coquillages
tout autour de la tombe ouverte
et tracé avec de la poudre bleue
des signes qui évoquent
la déesse lemanja
ceux qui ont fait ça sont liés à
la regla de Ocha
les os serviront à accompagner
les sacrifices lors d'une cérémonie
il vaut mieux ne pas en savoir plus long
si l'on tient à sa vie
les cimetières ne sont pas
toujours des endroits tranquilles
au début de l'année
on a enterré ici un jeune
du gang mara18 tué par balles
lors d'un affrontement avec les MS13
avant de le mettre en terre
ses amis du gang
l'ont sorti de son cercueil
un instant pour lui payer
un dernier tour à l'arrière
d'une Triumph 2300 Rocket
c'était un fan de grosses bécanes
son surnom était Roadster
Daniel Labedan
Un coup de swing
Mètché dershé, Mulutu Astakté
Les Ethiopiques Volume 4, Buda Records
Après le couloir
J'accuse les membres du jury. Le juge, le procureur qui ont utilisé la tromperie pour obtenir ma condamnation. J'accuse chacun d'entre eux, et j'accuse aussi chacun d'entre vous d'être responsable de la mort d'un innocent. Ainsi que tous ceux de la Cour Fédérale, de la Cinquième Chambre et de la Cour Suprême. Vous aurez à répondre de votre acte devant le Créateur, et il vous révèlera que vous avez exécuté un homme innocent. Puisse Dieu vous accorder sa miséricorde. Tout mon amour va à mon fils, ma soeur, Nancy, Kathy, Randy et mon futur petit-fils. (...) Pardonnez mes péchés. (...) Vas-y gardien, tue-moi. Que Jésus m'amène en sa demeure.
Derniers mots de Roy Pippin, jugé pour kidnapping et assassinat, condamné à mort par l'Etat du Texas, exécuté le 29 mars 2007
Dieu les pardonne, Dieu les pardonne car ils ignorent ce qu'ils font. Après toutes ces années mon peuple se perd encore dans la haine et la colère. Dieu donne-leur la paix, donne la paix à ceux qui cherchent une vengeance à travers moi. Je vous aime les gars, je vous aime les gars. Dieu donne-leur la paix. Je t'aime Chiquita. Paix, liberté, je suis prêt.
Derniers mots de John Joe Amador, jugé pour meurtre et condamné à la peine de mort par l'Etat du Texas, exécuté le 29 aout 2007 à l'âge de 32 ans.
Fiche pénitenciaire de Roy Pippin (détail)
Sous le pont
nous nous sommes rencontrés
l’an dernier
chez Pete
en face du River Cafe
vous partiez faire une
livraison avec votre fils
quelque part dans Brooklyn
je vous ai dit
que j’étais professeur de littérature
et je vous ai menti
je travaille comme bénévole dans
une association
qui recueille les chats abandonnés
près des entrepôts
pour moi ça ne change rien
j’attends de vos nouvelles comme promis
J.M. Flahaut
Avant le jour
il est six heures douze
et vanessa est allongée sur ma poitrine
entre mes bras
je ne dors pas
elle ne dort pas non plus
je ne pense pas à grand-chose
et j’ignore à quoi elle pense
elle est triste je crois
je ne suis pas assez réveillé pour lui remonter le moral
je sens battre ses cils contre ma clavicule
Christophe Siébert
Zone humide
Au bout de la route
il y a d’autres routes
des marécages
des joncs
des moustiques
le soleil aplati et tout
ça fait du bien
de voir loin.
Thomas Vinau
Ascèse
Le Monde jaunit plus vite que Libé
sur chaque surface plane de mon appartement dans
chaque pile on reconnaît Le Monde de Libé
à la pliure
je devrais enfouir tout ça dans une benne à papier
donner au Relais tous les pulls que je ne porte plus et
à un bouquiniste les livres que je ne lis plus et
enterrer dans le bois toutes mes reliques de toi et moi
avant d’aller me faire voir avec un sac léger
là où rien ne te ressemble
Fanny Chiarello
Le réel à Ciudad Juarez
Dans la ville-frontière
de Ciudad Juarez
les services de la procureure spéciale
Alicia Perez Duarte
dénombraient déjà en 2003
379 meurtres
avec scénario identique
enlèvement / torture et sévices sexuels pendant
plusieurs jours / mutilations / strangulation
les victimes étaient des femmes
brunes et minces
parfois des fillettes
en 2007 les assassinats n'ont pas cessé
les enquêteurs sont incompétents
ou bien s'en fichent
ces femmes
venaient d'un milieu pauvre
et sans pouvoir
travaillaient comme ouvrières
dans les usines d'assemblage
ou servaient dans des restaurants
leur disparition ne change pas
la face du monde
de loin en loin
on découvre des corps
dans un champ de coton
dans le désert
ou ailleurs
Daniel Labedan
Six des disparues de Ciudad Juarez : 1 Alma Margarita Lopez Garza 2 Dinora Gutierrez 3 Julieta Marleng Gonzalez Valenzuela 4 Marisela Guerra Carrillo 5 Liliana Elizabeth Montejano Sanchez 6 Ana Lidia Barraza Calderon
L'autre ciel
martin demeura un long moment
sur le banc
ses pensées flottèrent lointaines
ondoyantes et
lactées comme des aurores boréales au-dessus d’Upernavik
des chiffres et des combinaisons symboliques le menèrent
à des théories sur paméla
puis martin s’emplit d’une vibration chaude
resta ainsi gonflé à bloc un peu plus de dix-sept secondes
ferma ensuite tout à fait les paupières
et imagina des formes neuves
Daniel Labedan
Paris by night
la lune se lève courbe
par la fenêtre ouverte
j'entends la mer au loin
on dirait des voitures
sur l'asphalte
un soir de pluie
les hirondelles
frôlent le vieux toit
si j'allume
le choc sera rude
sous l'ampoule nue de 100 Watt
les songeries vont s'enfuir
le monde va se durcir
Patrick Palaquer
Définir son environnement
Les machines de vulcanisation portaient des noms comme Berstorff, Spirka, etc. Des fumées noires s’en échappaient en permanence. On prenait tout directement dans le nez, les hydrocarbures et toute la chimie du caoutchouc en poudre volatile, tous les solvants avec la tête de mort peinte sur les récipients, le toluène surtout, tandis que les chefs restaient dans leur aquarium en plexiglas et nous fixaient avec une sorte de haine froide. On se foutait ouvertement d'eux, et il nous arrivait d'en menacer un avec un cutter ou une clé dynamométrique parce qu'il avait fait du zèle. Tout autour de nous était noir et dégueulasse. Les anciens avaient de la suie qui leur ressortait par la bouche sous forme de petites boules, ils allaient cracher ça de temps à autre dans l'intermix, une espèce de décharge à ciel ouvert.
Philippe Nollet
MISE EN LIGNE : DANIEL LABEDAN & LES HOMMES INVISIBLES
Quatrième work-in-progress de la revue. Chaque texte, chaque poème, chaque photo que vous nous enverrez participera à la définition d'un esprit à la fois particulier et universel. Nous attendons de vous, lecteurs, des créations qui comme à l'habitude doivent se présenter sous forme de pièces jointes adressées par email à notre adresse. Cependant nous nous réservons la possiblité d'accepter ou de refuser les travaux qui nous parviendraient.